L’initiative pour des multinationales responsables implique une charge supplémentaire en matière de responsabilité pour les entreprises suisses. Elle est toutefois soutenue jusque dans la classe moyenne, car elle est supposée renforcer la responsabilité individuelle des entreprises. D’un point de vue libéral, comment peut-on s’opposer à ce que les entreprises assument les conséquences de leurs actes ?
Mais cette logique est bancale : elle ne reconnaît pas l’importance capitale de limiter la responsabilité pour une société prospère et inclusive. Il est essentiel qu’une entreprise moderne, en particulier si elle est publique, réglemente ses compétences de façon claire et délimite précisément ses responsabilités.
A première vue, les propriétaires d’une société anonyme sont en principe responsables des obligations de cette dernière que jusqu’à hauteur de ses actifs. Cela implique que les demandes des personnes sinistrées, parfois justifiées, ne sont pas toujours prises en compte. On pourrait penser que cela équivaudrait à une subvention des actionnaires, couverte par les créanciers ou des tiers non impliqués. C’est une erreur : en fin de compte, le grand public bénéficie de cette limitation de responsabilité. Si les actionnaires étaient responsables de tous leurs actifs, ils devraient connaître exactement la situation financière des autres co-investisseurs. Chaque décision d’investissement créerait donc un problème de parasitisme, à tel point que les actions deviendraient invendables. En effet, toutes les transactions devraient être préalablement approuvées par le reste des actionnaires. Vendre à un investisseur moins fortuné pourrait faire croître le risque pour tous les autres actionnaires.
Seules les structures juridiques prévoyant une responsabilité individuelle étendue à une durée illimitée sont encore des véhicules d’investissement. Il s’agit des partenariats, des sociétés de personnes, ou des entreprises familiales dont les copropriétaires se font confiance. Ainsi, des limites étroites seraient imposées à la répartition des risques, ce qui entrainerait des conséquences directes sur l’épargne : si les ménages ne pouvaient placer leur épargne que dans quelques pots, ils seraient contraints de prendre des risques financiers insensés. Seuls les ménages les plus aisés pourraient facilement y faire face, ce qui augmenterait donc les inégalités de richesses. Les investissements seraient plus faibles, ce qui ralentirait l’innovation et, en fin de compte, la prospérité. C’est pourquoi les créanciers peuvent rarement avoir recours aux actifs personnels des investisseurs d’une société anonyme. C’est également pour cette raison que la «responsabilité limitée» est devenue la règle pour les activités commerciales dans le monde entier.
Il est évident que l’initiative n’a pas pour objectif de supprimer les sociétés anonymes. Sa mission se limite à imposer des dispositifs de responsabilité supplémentaires pour les entreprises qui violent les «droits de l’homme et les normes environnementales internationalement reconnues». De plus, avec l’introduction d’un devoir de diligence raisonnable étendu, cette initiative a pour but que les entreprises protègent explicitement les intérêts de toutes les parties prenantes, y compris de la population.
Toutefois, ces deux nouveaux éléments mettraient à rude épreuve les relations contractuelles qui définissent l’entreprise multinationale moderne. Le premier élément vise à garantir que les entreprises soient responsables du contrôle et du respect des réglementations pertinentes tout au long de la chaîne de valeur, voire jusqu’au plus petit fournisseur, même si cet élément a été récemment contredit par les initiateurs. Dans l’absolu toutefois, une telle demande ne peut pas être satisfaite.
Le deuxième élément orienterait les entreprises vers une responsabilité sociétale des entreprises (RSE) politisée. Elles seraient donc obligées d’assumer des fonctions étatiques ou quasi-gouvernementales si les institutions politiques du pays fonctionnaient mal. Cette RSE politisée est problématique, car elle implique que les entreprises commerciales soient considérées comme des institutions publiques, et non plus privées. Cependant, s’il s’agissait vraiment d’institutions publiques, leur structure de gouvernance ne serait pas en mesure d’assurer la médiation entre les différents intérêts et aspirations, souvent contradictoires, de toutes les parties.
Les «droits de l’homme internationalement reconnus» que les initiateurs ont pris pour acquis présentent en réalité de nombreuses contradictions et des conflits d’objectifs. Par exemple, comment juger l’introduction de meilleures normes de travail, avec une semaine de 38 heures et des périodes de repos prolongées dans une usine de textiles d’un pays en développement, si ces normes mettent en danger l’existence même de cette usine ? Et si les couturières, qui ont acquis une libre disposition tant attendue, sont obligées de retourner en campagne dans leurs familles pauvres ? Les institutions des démocraties libérales sont nécessaires pour résoudre ces conflits.
Cependant, cela ne veut en aucun cas dire que les entreprises doivent orienter toutes leurs activités uniquement vers le profit, au détriment de toute éthique commerciale. L’initiative oublie ici que la réalisation d’un projet nécessite une morale de commerce et de coopération. Les activités de la RSE en font certainement partie si elles améliorent à la fois le bien-être des non-actionnaires, le retour sur investissement des actionnaires ou tout du moins qu’elles n’y nuisent pas. La RSE gagnant-gagnant est compatible avec le devoir de diligence fiduciaire de la direction envers les actionnaires. Elle est même nécessaire. Le marché ne ferme pas les yeux sur le plan éthique. Grâce à la durabilité, il est possible d’attirer de nouveaux clients et d’améliorer la réputation d’une entreprise. Les entreprises suisses l’ont bien compris, comme en témoigne la forte adoption des règles de la RSE dans les entreprises.
Finalement, l’initiative se focalise sur l’illusion que les droits du travail et les droits sociaux sont une cause de prospérité, et non une conséquence. Le commerce international et ses entreprises sont la clé de la prospérité, y compris dans les pays en développement. Les multinationales sont souvent les seuls canaux fiables pour les investissements à long terme dans ces pays. Elles jouent un rôle crucial dans la diffusion des connaissances et du savoir-faire, entre autres. L’initiative met ce rôle en danger, car les multinationales sensibles à leur réputation s’abstiendront d’investir dans des pays et des secteurs à risque afin d’éviter d’éventuelles actions en responsabilité. Ceux pour qui la responsabilité individuelle et la bonne gouvernance ne sont pas la priorité prendront leur place.
Cet article a été publié dans « Finanz und Wirtschaft » le 11 novembre 2020.