La certitude d’être approvisionné en tout temps et dans toute la Suisse n’est plus chose évidente : pas assez de masques au début de la pandémie, moins d’huile de tournesol en provenance d’Ukraine et pénurie de puces électroniques – les difficultés d’approvisionnement se multiplient. Beaucoup pensent que la sécurité d’approvisionnement se verrait renforcée si la production de ces produits était assurée à l’intérieur des frontières nationales. Cette idée fait des adeptes des deux côtés de l’échiquier politique. La gauche est sceptique face à la mondialisation et souhaite dans l’idéal avoir sous contrôle tous les processus de production, tandis que la droite met surtout l’accent sur l’indépendance vis-à-vis des autres Etats.

La popularité du «patriotisme de l’assiette»

L’agriculture est un bon exemple de ce à quoi mène une production nationale forcenée, couplée à une fermeture à la concurrence étrangère: des subventions et des prix record pour les denrées alimentaires dans le pays. Les barrières au commerce et à la concurrence entraînent des pertes de prospérité – l’histoire économique l’a montré à maintes reprises. Et pourtant, la politique est tentée de s’en accommoder, au prétexte de la sécurité d’approvisionnement de la population. En Suisse, le patriotisme de l’assiette est particulièrement populaire. Des dizaines de labels martèlent depuis des années aux consommateurs que le régional est meilleur – car «provenant de Suisse», comme le précisait il y a quelques années un spot publicitaire télévisé pour le sucre suisse dénué de sens. Il est frappant dès lors de constater qu’aucune œuvre de charité s’est encore attelée à la tâche de venir en aide à nos voisins en leur livrant de bons aliments suisses, pour qu’ils n’aient plus à ingurgiter leurs propres aliments de piètre qualité.

Il y a belle lurette que les produits estampillés «Suisse garantie» ne contiennent plus seulement des intrants suisses. De nombreux produits comme les aliments pour animaux, les engrais, les produits phytosanitaires, les médicaments vétérinaires, les jeunes animaux – comme les poussins – mais aussi les moyens de production comme les tracteurs et le carburant, proviennent de l’étranger. Les chaînes de création de valeur mondiales ont depuis longtemps conquis l’industrie agricole suisse. Et maintenant, sous l’étendard de la «sécurité alimentaire», le Conseil fédéral veut garantir que la part suisse continue à représenter plus de la moitié des denrées alimentaires consommées en 2050. Les milieux agricoles assimilent justement très souvent la sécurité alimentaire à l’auto-approvisonnement.

En 2019, le taux d’auto-approvisionnement alimentaire en Suisse s’élevait à 57 %. Que signifie exactement ce chiffre? Le taux d’auto-approvisonnement alimentaire est défini comme le rapport entre la production nationale et la consommation nationale totale. A long terme, l’évolution de ce chiffre dépend aussi des habitudes alimentaires nationales. Si, par exemple, la consommation de fruits venant du sud augmente ou si l’on consomme davantage de poissons d’eau salée et de crustacés (importés) que de perches indigènes, le taux d’autosuffisance diminue. Cet étalon statistique souvent utilisé en politique est finalement artificiel, et approximatif.

Si la consommation de poissons d’eau salée et de crustacés augmente, le taux d’autosuffisance diminue. (Mika, Unsplash)

La comparaison avec des chiffres antérieurs est révélatrice, même s’il faut les prendre avec des pincettes, les méthodes de relevé n’étant pas les mêmes. Les données montrent que la Suisse n’a jamais pu, ni dû s’auto-suffire au cours des cent dernières années. Pas même pendant les deux guerres mondiales. Le fameux champ de pommes de terre de la Sechseläutenplatz de Zurich est à ranger au chapitre de la «défense nationale spirituelle» plutôt qu’à celui d’une contribution substantielle à l’auto-approvisonnement. De 1939 à 1945, avec la «bataille des cultures», la part nationale de la consommation totale est passée de 79 % à 81 % – avec un pic à 86 % en 1944. Même pour les céréales panifiables, la part suisse n’était que de 78 % en 1944, dernière année entière de guerre, atteignant ainsi un niveau record. Cela signifie tout simplement que 22 % des céréales consommées ont pu être importées même pendant la guerre. La part du sucre importé était encore plus élevée, représentant 70 % de la consommation nationale. Par rapport à l’économie de guerre de 1944, le taux d’auto-approvisionnement en sucre, en lait et en graisses animales a drastiquement augmenté aujourd’hui, pour atteindre plus de 100 % de la consommation. Pour les autres denrées alimentaires, la part de production indigène a légèrement diminué, ce qui reflète en partie les nouvelles habitudes de consommation.

Vers la diversification des chaînes d’approvisionnement

Cette analyse historique permet de conclure que la Suisse ne doit pas viser le plus haut degré possible d’auto-approvisionnement alimentaire, mais une plus grande sécurité d’approvisionnement. Un moyen d’y parvenir est de se fournir en denrées alimentaires en provenance d’un maximum de sources différentes. En sus de la production indigène, il faut conclure des accords de libre-échange agricole avec le plus grand nombre possible de pays. Jusqu’à présent, la Suisse n’a fait de concessions dans le domaine agricole que lorsqu’il s’agissait de produits qui ne peuvent pas être cultivés en Suisse, comme les fruits tropicaux. La prochaine étape serait donc de conclure des accords de libre-échange agricole aussi avec des pays comme les Etats-Unis, le Brésil, l’Argentine ou l’UE, qui produisent des produits similaires à ceux de la Suisse.

Disposer de chaînes d’approvisionnement diversifiées et bien rodées est une meilleure protection contre les pénuries que verrouiller l’industrie agricole indigène. C’est un défi, et c’est inconfortable pour de nombreux acteurs nationaux qui se sont confortablement installés derrière la protection des frontières. Il ne faudrait pas oublier que plus d’ouverture et de concurrence ne sont pas seulement des éléments clés de la sécurité de l’approvisionnement, c’est aussi une base importante de la prospérité de la Suisse.

Cette contribution est parue dans le journal Le Temps.