Interview de Jérôme Cosandey sur le développement de l’industrie en Suisse, la présence de frontaliers au Tessin et la difficulté de s’approvisionner pour les entreprises par Gerhard Lob

Gerhard Lob: Dans l’imaginaire collectif, il y a de moins en moins d’industries en Suisse. Selon une récente étude que vous avez publiée, la réalité est différente. Comment est-ce possible ?

Jérôme Cosandey: Nous avons observé et analysé l’évolution des entreprises du secteur industriel sur une période de plus de 20 ans, et avons constaté, contre toute attente, que le nombre d’emplois en Suisse dans le secteur secondaire est resté plus ou moins le même.

Comment expliquer cette différence ?

Elle découle probablement du fait que le secteur tertiaire a connu une forte croissance alors que le secondaire est resté stable. Cette stabilité est perçue comme une perte de vitesse. Il faut aussi dire qu’il y a des domaines dans le secondaire qui accusent un recul, comme l’imprimerie, l’édition ou l’industrie du papier. Mais d’un autre côté, il y a des secteurs qui connaissent une forte croissance, comme l’industrie pharmaceutique ou l’horlogerie, qui ont plus que compensé les pertes d’emplois dans d’autres secteurs.

La façon de travailler dans l’industrie semble avoir changé. Vous avez écrit que l’ouvrier typique est de plus en plus derrière un bureau.

En effet, les profils ont changé. En 2000, environ 20 % des personnes travaillant dans l’industrie avaient un diplôme universitaire. En 2019, 15 % des employés avaient une formation de base et 36 % une formation de niveau universitaire. Il suffit de penser au soutien informatique des entreprises pour la maintenance. Auparavant, cette activité était réalisée sur site par un spécialiste. Aujourd’hui, elle peut être effectuée à distance. Il est possible, par exemple, d’effectuer une mise à jour technique d’une machine qui se trouve en Asie ou aux Etats-Unis depuis la Suisse. La production a été partiellement automatisée, et l’importance de la maintenance a augmenté. Cette tendance se reflète dans les profils des employés.

Face à cette évolution, la distinction entre les secteurs secondaire et tertiaire est-elle encore justifiée ?

Cette distinction a des racines historiques. Mais la question se pose, en effet. Il n’y a pas tant de différence entre un employé du marketing pour l’industrie pharmaceutique et celui d’une banque. A l’inverse, les tâches d’un employé de la logistique d’une banque ressemblent à celles d’activités typiques du secteur industriel. Les frontières sont de plus en plus perméables. C’est pourquoi nous demandons que les conditions-cadres de l’économie, telles que la formation ou la politique fiscale, soient générales et ne dépendent pas des différents secteurs.

Au vu des salaires élevés et de la concurrence étrangère, comment expliquez-vous que l’industrie suisse soit toujours aussi résiliente, même par rapport à des pays comme le Royaume-Uni, où un déclin marqué s’observe ?

Depuis longtemps, les salaires sont élevés en Suisse. C’est ce qui nous a forcé à nous positionner dans des produits à haute valeur ajoutée, souvent de niche. De cette manière, la Suisse peut compenser le désavantage de ses salaires élevés. Le Royaume-Uni possède des secteurs industriels, tels que l’industrie sidérurgique, où il est plus difficile de rester concurrentiels face à d’autres régions, comme l’Asie par exemple.

Au Tessin, entre 2005 et 2018, la part des emplois dans l’industrie comparée à l’ensemble de l’économie a diminué de 15,4 % à 13,4 %. Mais dans l’absolu, le nombre de salariés du secteur secondaire a augmenté de 28 700 (2005) à 31 600 (2018). L’industrie résiste-t-elle aussi au Tessin ?

Le Tessin suit la tendance nationale. En chiffres absolus, on constate même une croissance. Environ 3000 emplois ont été créés depuis 2005. Ce chiffre est également important au vu de la forte proportion de frontaliers dans le secteur secondaire du Tessin (environ 47 %). La contribution des frontaliers dans les hôpitaux et les soins de santé est souvent mentionnée, à juste titre, mais nos chiffres montrent que leur importance est encore plus grande pour l’industrie. Les frontaliers n’ont pas privé la population résidente d’emploi ; au contraire, grâce à eux le Tessin a pu faire face à la croissance de l’emploi.

Selon vos statistiques, parmi tous les cantons suisses, c’est le Tessin qui a le pourcentage le plus élevé de travailleurs frontaliers dans le secteur secondaire (47 %) et dans le secteur tertiaire (23 %). Cette situation est-elle économiquement saine ?

D’autres cantons suisses ont des «travailleurs frontaliers», mais qui ne sont pas désignés comme tels, car il s’agit de personnes vivant dans d’autres cantons. Dans le canton de Vaud par exemple, bien des personnes viennent tous les jours des cantons de Fribourg ou de Genève. En raison de sa situation géographique et linguistique, le bassin d’employés potentiels pour le Tessin se limite principalement aux cantons d’Uri et des Grisons. Cela crée une dépendance vis-à-vis des régions voisines du sud, en Italie. Sans ce réservoir de travailleurs étrangers, le Tessin aurait un problème. Mais il est vrai que l’embauche de frontaliers crée une certaine dépendance.

Si les frontières devaient être fermées, comme cela s’est produit pendant la pandémie, cette dépendance pourrait devenir un risque.

Lors de la première vague de pandémie, ce risque existait, même si une fermeture totale des frontières pour les frontaliers ne s’est jamais produite. En attendant, nous avons appris à vivre avec cette nouvelle normalité. Aujourd’hui, ce risque me semble faible.

Selon l’étude d’Avenir Suisse, sur dix francs générés par l’industrie en 2019, quatre provenaient de deux secteurs : l’industrie pharmaceutique ainsi que l’industrie horlogère et électronique, soit deux fois plus qu’en 1997. Cela vaut-il aussi pour le Tessin ?

Je n’ai pas de chiffres actuels pour les différents cantons. Mais je peux dire que l’industrie pharmaceutique est devenue le secteur d’exportation le plus important dans certains cantons, comme dans le canton de Vaud. Mais cette évolution est rarement relevée. Les médias ne parlent généralement pas de l’augmentation des effectifs d’une entreprise. Au contraire, ce sont les licenciements qui font toujours la une. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons une perception déformée de la réalité.

L’industrie suisse ne dispose pas de matières premières et dépend des importations. De nombreuses entreprises sont actuellement confrontées à des goulets d’étranglement en matière d’approvisionnement. Quelle est la gravité de la crise ?

C’est un problème dans le monde entier. Je pense que notre industrie prend des contre-mesures, par exemple en diversifiant le choix des fournisseurs pour quelques produits. Il y a des entreprises qui tentent de constituer des stocks : une stratégie qui n’est pas sans risque, car elle crée aussi des pénuries. On se souvient du manque de papier toilette il y a deux ans, lorsque tout le monde faisait des réserves. Nous observons un phénomène similaire dans l’industrie.

Faire revenir la fabrication de certains produits en Suisse pourrait être la solution ?

Il y a des entreprises qui envisagent de rapatrier la production de certains composants en Suisse, comme les pipettes en verre, aujourd’hui encore importées. Je peux comprendre cette décision, mais il faut faire très attention, car la Suisse n’est pas autosuffisante, elle dépend de matériaux venant de l’étranger. L’industrie pharmaceutique en particulier est extrêmement mondialisée. La Suisse est un petit pays dont le marché intérieur est très limité. Nous ne sommes pas les Etats-Unis ou la Chine, qui peuvent se permettre de penser différemment.

Cette interview est parue dans le mensuel «Cooperazione» en italien le 8 février 2022.