Les philosophes ont tendance à encourager le «bien vivre» et à déconseiller de trop travailler ou consommer. Plutôt que passer nos journées au bureau, ou, pire encore, à penduler, nous devrions consacrer plus de temps à notre famille et à nos amis. Telle est la recommandation générale.
L’évolution des horaires de travail pourrait nous laisser penser de prime abord que les Suisses ont suivi ce conseil. Dans les usines au XIXe siècle, les journées de 10 heures et les semaines de 6 jours étaient la règle. Sur une année, cela représentait entre 2500 et 3000 heures de travail. Aujourd’hui, le temps de travail moyen en Suisse est de 1400 heures par an.
Une moyenne hétérogène
Toutefois, cette moyenne cache une grande hétérogénéité. Seule une minorité s’est effectivement libérée du «fardeau» qu’est le travail : les retraités. En 1900, travailler à un âge avancé était la norme : en France, 54 % des plus de 65 ans étaient actifs, et 58 % en Allemagne. Aucune donnée correspondante n’est disponible pour la Suisse. Aujourd’hui, seuls 13 % des plus de 65 ans sont actifs, et la plupart du temps à des taux d’occupation très faibles.
En revanche, la baisse du temps de travail est nettement plus modeste chez les actifs de moins de 65 ans. A commencer par les femmes, qui sont de plus en plus nombreuses à exercer un travail rémunéré, même si c’est majoritairement à temps partiel. Chez les travailleurs à temps plein, la durée effective de travail hebdomadaire se situe aux alentours de 41 heures.
La fameuse erreur de prévision
Finalement, l’erreur de prévision bien connue qu’avait commise l’économiste John Maynard Keynes vers 1930 était bien en-dessous de la réalité. Anticipant une hausse des revenus, Keynes avait alors estimé que la semaine de 15 heures était réaliste. Les gens pourraient rapidement satisfaire leurs besoins de consommation, si bien que, libérés des contraintes économiques, il leur resterait du temps libre pour l’art et la philosophie.
Cette prévision n’a pas eu lieu. Il est vrai que les salaires et les revenus ont augmenté de manière plus ou moins continue au cours des cent dernières années, mais en parallèle de cette augmentation de prospérité, l’offre de travail a nettement moins diminué que ne le prévoyait Keynes (à l’exception de celle des retraités).
L’Etat devrait-il faire quelque chose à ce sujet ? Certains en sont convaincus, et voudraient imposer à tous une semaine de 4 jours en lançant une initiative. Mais existe-t-il réellement une défaillance du marché qu’il faudrait corriger ? On peut en douter. Manifestement, nous apprécions plus consommer que de jouir de temps libre supplémentaire.
Les mieux payés travaillent le plus
Un changement rapide de mentalité ne semble pas non plus imminent. Ce sont justement les personnes qui gagnent bien leur vie, donc qui pourraient déjà plus facilement se permettre de réduire leur temps de travail, qui travaillent plus longtemps en moyenne. Selon les données de l’Enquête suisse sur la population (Espa), les 10 % d’employés les mieux payés (en fonction du salaire horaire) travaillent environ 8 heures de plus par semaine que les 10 % les moins bien payés. Si l’on suppose que la productivité et les salaires continuent d’augmenter à l’avenir, ce schéma pourrait s’étendre à la classe moyenne.
L’Etat pourrait toutefois veiller à ce que le travail soit mieux réparti sur l’ensemble du cycle de vie, au lieu d’être concentré dans la tranche d’âge moyenne. Les mesures potentielles ne manquent pas. Il serait par exemple possible d’adapter l’âge légal de la retraite, ou de réviser le système de retraite, de sorte que les versements effectués au-delà de l’âge légal soient également formateurs de rentes. Peut-être devrions-nous effectivement faire ce que les philosophes proposent, mais en demandant aux économistes quelle est la meilleure façon d’atteindre cet objectif.