Dans la société libérale de l’égalité des chances, le système éducatif et surtout les hautes écoles jouent un rôle décisif. Elles forment la main-d’œuvre de demain, créent l’innovation et entretiennent le patrimoine culturel de la société. Le secteur public consacre près d’un cinquième de ses ressources financières à l’éducation. Lors du colloque des hautes écoles d’Avenir Suisse à Zurich le 16 novembre dernier, des experts suisses et étrangers ont discuté de l’avenir du système éducatif suisse.

Rolf Tarrach n’est pas surpris que la discussion sur les fake news trouve un terreau fertile aux Etats-Unis : dans sa présentation, le président de l’Association des universités européennes (EUA) a évoqué l’énorme fossé qui sépare les meilleures universités des maigres connaissances générales de l’Américain moyen. Ancien recteur de l’Université trilingue du Luxembourg et professeur dans de nombreuses autres universités européennes, Rolf Tarrach est un ardent défenseur de la diversité babylonienne.

18 millions d’étudiants de 48 pays sont accueillis par les quelques 800 universités européennes affiliées à l’EUA. Ce spectre de connaissances a une valeur unique par rapport aux universités américaines et asiatiques.

Rolf Tarrach, président de l’Association des universités européennes. (Carmen Sopi)

Rolf Tarrach identifie les faiblesses du système européen d’enseignement supérieur en termes de gouvernance, de financement et de contrôle politique (trop) important à travers des réglementations administratives. Ces dernières risquent de transformer le personnel soignant en de simples fonctionnaires exécutants.

La technologie comme «problème secondaire»

Marianne Janik, directrice générale de Microsoft Suisse, et Roland Fischer, CEO d’Oerlikon, ont souligné l’importance de l’enseignement supérieur pour des entreprises de services respectivement de l’industrie. Marianne Janik s’est concentré sur le défi à venir de la Smart City, avec les mots-clés suivants : technologie, économie de plate-forme, écologie et réseau. Pour elle, cependant, la technologie n’est «qu’un problème secondaire».

Marianne Janik, directrice générale Microsoft Suisse. (Carmen Sopi)

C’est plutôt le manque de spécialistes qui péjore la compétitivité de la Suisse sur le plan numérique. Le pays des PME a besoin de personnes capables d’intégrer les nouvelles technologies dans leurs modèles d’affaires traditionnels. Mais Marianne Janik a également souligné l’importance des personnes ayant une approche multidisciplinaire, des aptitudes de communication, la capacité de poser des questions éthiques et de garder une approche critique face à la technologie.

Le représentant du groupe de technologies suisse Oerlikon, actif dans le monde entier, a pu rebondir sur ce point : une entreprise industrielle mondiale ne dort jamais, mais se comporte comme un organisme vivant, explique Roland Fischer. Les frontières disparaîtraient non seulement dans l’espace, mais aussi entre l’ancienne et la nouvelle économie. Cela modifie non seulement les processus opérationnels, mais aussi la société dans son ensemble. Des améliorations incrémentielles ne suffisent plus pour concurrencer la Chine ou les États-Unis. Les spin-offs des hautes écoles tout comme les spécialistes sont nécessaires non seulement dans les domaines de la digitalisation, mais aussi dans les entreprises industrielles traditionnelles – dans le cas d’Oerlikon, par exemple, dans le développement des matériaux.

Roland Fischer, Directeur général Oerlikon (Carmen Sopi)

La discussion qui a suivi a confirmé l’importance de la spécialisation de la recherche d’une part et d’autre part sur le fait que «l’excellence n’existe pas sans diversité», comme souligné par la directrice de Microsoft Suisse. Cette dernière partage aussi l’opinion de Roland Fischer qui rappelle que «les problèmes ne se résolvent pas seulement d’un point de vue technique».

«Semer des partenariats, récolter de nouveaux talents»

Dans la deuxième session, la vice-présidente Maggie Dallman a montré l’importance de l’intégration internationale de l’Imperial College London, où plus de la moitié des étudiants inscrits sont étrangers.

Maggie Dallman, vice-présidente de l’Imperial College London. (Carmen Sopi)

L’institution coopère avec 130 universités du monde entier, y compris d’Afrique. Il s’agit de semer de nouveaux partenariats pour ainsi récolter de nouveaux talents, selon Maggie Dallman. Le Brexit pose à cet égard un problème préoccupant pour l’Imperial College – non seulement pour l’école elle-même, mais aussi pour Londres : le campus nouvellement créé dans une partie peu privilégiée de la métropole britannique sert de point d’ancrage local pour l’intégration sociale de personnes défavorisées.

Phil Baty, rédacteur en chef du classement «Times Higher Education» (THE), a abordé le système éducatif global d’un tout autre angle. Son institution examine et compare 1 250 universités dans 86 pays, ce qui permet non seulement d’assurer la transparence, mais aussi, dans une certaine mesure, de promouvoir la concurrence en définissant les caractéristiques d’une université de classe mondiale.

Phil Baty, rédacteur en chef du Times Higher Education. (Carmen Sopi)

Naturellement, de tels classements touchent ceux qui sont jugés – surtout si ces derniers estiment que leur performance a été jugée de façon inadéquate. La Suisse, par contre, n’a pas à se plaindre, car elle occupe régulièrement les premières places. Cependant, selon l’analyse de Phil Baty, les universités suisses ne se vendent pas assez bien, ce qui explique pourquoi elles ont tendance à être sous-estimées par la concurrence internationale et donc à attirer moins de talents qu’il ne serait possible.

Edouard Bugnion, Vice-Président des Systèmes d’Information de l’EPFL, a retracé le passage de la recherche purement arithmétique à la réflexion computationnelle. Né à Neuchâtel et ayant obtenu son titre d’ingénieur en informatique de l’ETH de Zurich, il a passé alors 18 ans aux Etats-Unis, où il a étudié à Stanford et cofondé deux start-ups qu’il a vendues à Cisco. Alors que l’enseignement polytechnique traditionnel se limitait jusqu’alors aux mathématiques et à la physique, le programme de l’EPFL reposera à l’avenir sur un troisième pilier supplémentaire, la pensée computationnelle (« computional thinking »), explique Edouard Bugnion.

Edouard Bugnion, Vice-Président des Systèmes d’Information de l’EPFL. (Carmen Sopi)

Les trois unités du théâtre aristotélicien, l’unité de temps, de lieu et d’action, se sont longtemps appliquées aux sciences également. Aujourd’hui, ces dimensions deviennent de plus en plus obsolètes : les hautes écoles forment non seulement sur leur campus, mais aussi dans le monde entier ou dans l’espace virtuel. Les contenus éducatifs sont de plus en plus contextualisés et les études ne sont pas définitivement terminées au moment de la remise du diplôme. A l’avenir, les portefeuilles, les compétences et les projets des universités seront continuellement mis à jour. «Préparez-vous à apprendre toute votre vie», a dit Edouard Bugnion.

Au cours de la discussion de cette deuxième session, il a été question de l’absence de femmes dans les disciplines MINT (mathématiques, informatique, sciences naturelles, technique) : Maggie Dallman a noté que la représentation des femmes n’était pas inférieure à la moyenne dans la direction universitaire, mais plutôt au niveau des professeurs. – «Il n’y a pas assez de femmes qui étudient à l’EPFL», confirme Edouard Bugnion.

«Les gens ne deviennent pas plus intelligents»

Lors de la troisième session, Matthias Ammann a présenté les résultats de l’étude Avenir Suisse «Les hautes écoles suisses – Plus d’excellence, moins de régionalisme».

Matthias Ammann, Fellow Avenir Suisse. (Carmen Sopi)

Les points clés sont les incitations financières mal orientées et les étudiants peu mobiles, qui tendent à provoquer un nivellement plutôt qu’une différenciation. Il a notamment mis en garde contre le fait que l’internationalité des hautes écoles suisses est l’une de ses caractéristiques les plus marquantes. Cette ouverture doit être défendue à l’avenir.

Il a ainsi tendu la perche à Crispino Bergamaschi, président de la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse et président de la Chambre des hautes écoles de Swissuniversities.

Crispino Bergamaschi, président de la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse, président de la Chambre des hautes écoles de Swissuniversities. (Carmen Sopi)

Sa présentation a soulevé une série de questions : comment répondre au besoin de travailleurs qualifiés supplémentaires – par l’importation de talents ou la «production interne» ? Comment le libre choix des études peut-il être contrôlé de manière différenciée ? Quel est le nombre «idéal » de hautes écoles ? La concurrence liée au fédéralisme est-elle souhaitable ou avons-nous besoin d’une stratégie nationale ? Une chose est sûre : «Les gens ne deviennent pas plus intelligents» – c’est-à-dire que malgré tous les efforts de formation, le pool de spécialistes potentiels en Suisse est limité.

Markus Zürcher de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales s’est fortement engagé pour les facultés qu’il représente. Chiffres en main, il a clairement indiqué que les sciences humaines et sociales figurent, avec le droit, parmi les filières d’études les moins chères.

Markus Zürcher, Académie suisse des sciences humaines et sociales. (Carmen Sopi)

Dans le même temps, le taux de chômage des universitaires de ces filières tend vers zéro. Dans la politique de l’enseignement supérieur, l’accent est trop mis sur l’«innovation sous forme de produit», alors que l’importance des publications scientifiques et des notes est surestimée. Concernant les demandes de financement de projets, ce sont surtout les promesses stratégiques de succès qui sont récompensées plutôt que les résultats réellement obtenus, ce qui conduit à l’épanouissement de la «prose des demandes de fonds». Par conséquent, ce sont surtout les projets qui délivrent ce qui peut être attendu qui sont promus, tandis que l’imprévisible et l’inattendu restent en rade. Il faut ainsi tendre vers une approche ouverte en terme de résultats, de marge de manœuvre et de recherche.

Le conseiller national Christoph Eymann, président de la CDIP et ancien directeur de l’éducation de Bâle-Ville, a pris position sur cette politique. Malgré toutes les discussions sur l’amélioration de l’efficacité et l’orientation de la politique de l’enseignement supérieur, son verdict était clair : «Il faut plus de ressources !»

Christoph Eymann, conseiller national, Bâle-Ville. (Carmen Sopi)

Pour lui, il va sans dire que l’argent supplémentaire ne devrait pas provenir de l’Etat, mais des particuliers. En conséquence, les donateurs privés ne devraient pas être stigmatisés. Il n’y a actuellement pas suffisamment d’incitations à investir dans les universités. Christoph Eymann s’est montré moins enthousiaste à l’égard de la proposition d’augmenter substantiellement les frais de scolarité, car des frais de scolarité élevés seraient contraires à la tradition suisse. Bien que des ajustements sélectifs soient possibles et qu’une augmentation des frais de scolarité pour les étrangers puisse également être envisagée, il faut veiller à ne pas violer les traités internationaux. Christoph Eymann est d’accord avec les orateurs précédents pour dire que l’autonomie des hautes écoles devrait être renforcée.

Un engrais au lieu d’un arrosoir pour l’éducation suisse

Marc Tribelhorn, rédacteur de la NZZ, a mené la conclusion de la discussion avec Detlef Günther, vice-président de la recherche et des relations économiques de l’ETH Zurich, Michael Hengartner, recteur de l’Université de Zurich et président de Swissuniversitites, Stefan Kölliker, président du canton de St-Gall et vice-président de la Conférence des hautes écoles suisses, et Lukas Gähwiler, président de UBS Suisse.

Table ronde avec Lukas Gähwiler, Stefan Kölliker, Detlef Günther et Michael Hengartner (de gauche à droite) sous la direction de Marc Tribelhorn. (Carmen Sopi)

Les participants se sont mis d’accord sur l’importance de l’enseignement supérieur pour la place économique suisse et sur les problèmes évoqués précédemment, tels que le régionalisme, la menace pesant sur le financement, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée et la concurrence croissante. Néanmoins, des lignes de rupture de la politique suisse en matière d’enseignement supérieur sont apparues : Lukas Gähwiler a mis en garde contre le rattrapage de la concurrence, tandis que Stefan Kölliker a souligné l’importance politique régionale de la formation tertiaire.

Peter Grünenfelder, directeur d’Avenir Suisse. (Carmen Sopi)

Il est incontestable que les hautes écoles suisses doivent continuer à se développer. Peter Grünenfelder, directeur d’Avenir Suisse, a conclu que la nécessité d’agir auprès des hautes écoles suisses, avec plus de concurrence, un système de financement opportun et une meilleure orientation vers le marché du travail, était évidente afin de pouvoir faire face à la numérisation. La discussion est ouverte.

Liens:

Colloque des hautes écoles d’Avenir Suisse : Programme et orateurs (allemand)

Peter Grünenfelder : Introduction (allemand)

Rolf Tarrach : Future Universities Thoughtbook 2018 (anglais)

Marianne Janik : Modernisierung des Schweizer Bildungswesen (allemand)

Roland Fischer : Exzellenz in Hochschule und Wirtschaft (allemand)

Maggie Dallman : Imperial College London (anglais)

Phil Baty : The changing geopolitics of world class research and innovation (anglais)

Pierre Vandergheynst / Edouard Bugnion: The Role of Universities in the Digital Transformation of the Society (anglais)

Matthias Ammann : Exzellenz statt Regionalpolitik (allemand)

Crispino Bergamaschi: Schweizerische Hochschulen am Scheideweg (allemand)

Markus Zürcher: Die Stellung der Geistes- und Sozialwissenschaften im Hochschulsystem (allemand)

Christoph Eymann : Internationale Hochschulen regionale Politik – ein Widerspruch (allemand)