Ce que l’on tenait pour acquis ne l’est plus. Aujourd’hui, lorsqu’on parcourt les actualités, on a parfois l’impression d’être Alice au pays des merveilles, tombée dans un terrier de lapin où les règles d’hier ne valent plus aujourd’hui.
Depuis le début de l’année, Donald Trump et ses acolytes ont largement contribué à ce sentiment. La décision de Trump sur les droits de douane, l’intervention de J.D. Vance à la conférence sur la sécurité de Munich ou l’altercation entre Trump et le président ukrainien Zelensky à la Maison Blanche ont laissé les observateurs perplexes. Les raisons derrière cette imprévisibilité croissante sont toutefois plus profondes. Elles se dessinent depuis longtemps avec l’ascension de la Chine et la diminution de la domination occidentale. La tendance est à un ordre sans puissance dominante claire, dans lequel les politiques de sécurité et les politiques économiques se chevauchent de plus en plus.
L’interdépendance économique n’est plus perçue comme une source de sécurité, mais de plus en plus comme une source de dépendance et d’insécurité. Les secteurs clés tels que l’industrie pharmaceutique et des semi-conducteurs, menacés par de nouvelles restrictions à l’exportation, sont particulièrement touchés et revêtent une importance particulière pour la Suisse. Le défi stratégique consistant à naviguer entre les centres de pouvoir géopolitiques et à équilibrer soigneusement les dépendances devient plus important.
Quel équilibre entre ouverture économique, intérêts sécuritaires et neutralité la Suisse doit-elle rechercher dans cet ordre mondial fragmenté ?
Etait-ce plus simple avant ?
Pendant la guerre froide, les règles du jeu étaient relativement claires : il y avait deux blocs strictement séparés, sans quasiment aucun commerce commun. La Suisse pratiquait une politique de neutralité stricte et renonçait à devenir membre de l’ONU ou d’une union économique telle que la Communauté économique européenne (CEE).
Malgré sa neutralité formelle, la Suisse s’est clairement positionnée idéologiquement dans le camp occidental et a profité indirectement de la dissuasion nucléaire des Etats-Unis et de l’OTAN.
Avec la fin de la guerre froide, les Etats-Unis ont acquis une position dominante dans tous les domaines. La Suisse a donc adapté sa politique étrangère en conséquence. La neutralité a perdu de son importance, l’adhésion à l’ONU et le rapprochement avec l’UE sont passés au premier plan.
La Suisse a donc déjà réagi par le passé à de grandes ruptures historiques en se réorientant, même si cela s’est fait avec un certain retard. Pour répondre à la question posée au début de cet article, à savoir quel rôle la Suisse doit jouer dans cet ordre mondial fragmenté, il est indispensable de comprendre cinq changements structurels.
1. Le déclin relatif de l’Occident
Le poids économique de l’Occident a nettement diminué. En 1995, les pays du G7 représentaient encore 66 % du PIB mondial (voir figure 1). En 2022, cette part était tombée à 44 %. Cela signifie également une capacité d’influence moindre au sein des institutions internationales.
La part des pays des BRICS dans le PIB mondial a plus que triplé, principalement grâce à la Chine. Dans les années 2000, la plupart des pays avaient un volume d’échanges plus important avec les Etats-Unis qu’avec la Chine. Vingt ans plus tard, c’est l’inverse, ce qui souligne l’influence croissante de la Chine.
Il est toutefois pratiquement exclu que la Chine ou les BRICS atteignent le poids du G7. La Chine ne peut pas compter de grandes économies parmi ses alliés. En outre, il existe des divergences au sein des BRICS. Les deux membres fondateurs, la Chine et l’Inde, sont en effet loin d’être liés par une profonde amitié. L’adhésion d’autres Etats recèle un potentiel de conflit supplémentaire.
2. Le retrait américain
Ce n’est pas seulement depuis l’arrivée de Trump que les Etats-Unis se replient de plus en plus sur eux-mêmes. De nombreux démocrates et républicains s’accordent à dire que trop de personnes aux Etats-Unis n’ont pas profité de la mondialisation. A l’avenir, les intérêts nationaux devraient donc être définis de manière plus étroite.
En effet, l’espérance de vie aux Etats-Unis a diminué ces dernières années et la mobilité sociale est inférieure à celle d’autres pays industrialisés. Mais il ne suffit pas d’imputer les défis mentionnés à la mondialisation. Lorsque le conseiller à la sécurité de Joe Biden, Jake Sullivan, a parlé à plusieurs reprises d’une «politique étrangère pour la classe moyenne», il s’agissait en partie de rhétorique.
Au-delà des clivages politiques, tout le monde s’accorde à dire que certaines industries ou technologies sont trop importantes pour risquer leur exil. Dans les domaines particulièrement sensibles, le transfert de technologie devrait même être limité à certains pays partenaires. La Suisse en fait les frais : une restriction des exportations de puces d’IA pourrait ainsi porter un coup sensible à son pôle d’innovation.
3. Made in China
L’essor économique de la Chine repose essentiellement sur sa domination dans la production de biens. La part de la Chine dans la production brute mondiale de l’industrie manufacturière a été multipliée par sept entre 1995 et 2020. Avec une part de 35 %, la Chine domine clairement les chaînes d’approvisionnement mondiales (voir figure ci-dessous).
Ce fait remarquable est l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis misent de plus en plus depuis une dizaine d’années sur une politique commerciale protectionniste et une politique industrielle coûteuse. Outre les craintes de déclin déjà mentionnées, il existe un consensus entre les partis pour réduire la dépendance vis-à-vis de la Chine. Dans toutes les stratégies de sécurité nationale, tant sous Trump que sous Biden, la Chine est désignée comme une priorité pour la politique étrangère.
4. Les faiblesses de la Chine
Mais le moteur de la croissance chinoise commence lui aussi à s’essouffler. La croissance économique annuelle s’est stabilisée à 5 %. Si c’est une bonne nouvelle pour un pays occidental, ce n’est pas le cas pour la Chine, habituée à des taux de croissance à deux chiffres.
Outre la faiblesse de la croissance, il existe une série d’autres problèmes liés entre eux, tels que le chômage élevé des jeunes, les gouvernements locaux surendettés et le manque de confiance. La politique étrangère plus agressive de la Chine, observée depuis plus de dix ans, pourrait être encore renforcée par les problèmes économiques.
5. Les puissances régionales et l’UE
Le fait que les Etats-Unis n’assument plus leur rôle de leader que de manière sélective a créé de nouveaux leviers pour les acteurs régionaux. Même si le secrétaire d’Etat américain, Marco Rubio, a peut-être raison de dire que la «grande histoire» du XXIe siècle est la relation entre les Etats-Unis et la Chine, des acteurs tels que la Turquie, l’Indonésie ou l’Arabie saoudite ne peuvent être ignorés.
Le retrait des Etats-Unis permettrait à l’UE de prendre le relais. Cependant, l’Europe dépend fortement des Etats-Unis en matière de sécurité. Certes, les Etats membres de l’UE ont récemment montré une remarquable réaction en annonçant des augmentations de leurs budgets de défense. Mais il faudra du temps pour se libérer de la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis.
Une nécessaire réorientation ?
La présidente de la Confédération suisse a récemment souligné que la politique étrangère n’avait pas changé. Toutefois, cette déclaration semble relever en partie d’un optimisme de circonstance. En effet, les bouleversements décrits exigent au moins une réorientation partielle.
La Chine continue de dominer le marché des marchandises, tandis que les Etats-Unis, toujours aussi puissants sur le plan militaire, se replient de plus en plus sur eux-mêmes. Cette constellation menace de fragmenter davantage l’économie mondiale. Dans le même temps, l’importance de l’Occident, et en particulier de l’Europe, diminue à l’échelle mondiale. La Suisse devra donc trouver un nouvel équilibre entre son intégration en Europe en matière de politique de sécurité et son positionnement dans le monde en matière de commerce extérieur.
Que faut-il faire ?
- L’Europe traverse une crise sécuritaire. La Suisse doit donc elle aussi renforcer considérablement sa capacité de défense. Par ailleurs, elle peut contribuer à la sécurité de l’Europe en renforçant la coopération. Il s’agit de veiller à ce que la Suisse soit mieux intégrée dans le système de sécurité européen.
- La Suisse a raison de continuer à développer et à diversifier son réseau de libre-échange. Il est tout aussi important de continuer à entretenir les relations économiques qui ont fait leurs preuves avec les partenaires existants, en particulier avec l’UE, notre principal partenaire commercial.
- Pour ne pas se faire écraser entre les grandes puissances, il faut disposer de capacités diplomatiques permettant de repousser la pression des sanctions et conserver une certaine autonomie stratégique. Cela implique également de coopérer avec d’autres petits Etats afin de maintenir le système commercial multilatéral.
Pour la Suisse, maintenir la prospérité devient donc plus complexe. Les entreprises et l’Etat doivent de plus en plus faire face à des défis géopolitiques, sans que cela n’entraîne une croissance directe. Il faut donc une stratégie qui prenne au sérieux ces nouvelles réalités et qui tienne également compte de la dimension de politique intérieure. Ainsi, les risques géopolitiques ne concernent pas seulement le commerce extérieur, mais aussi, par exemple, la protection des infrastructures critiques telles que l’approvisionnement en énergie.
La conclusion est décevante : les petits pays tournés vers l’exportation n’ont d’autre choix que de s’adapter : rester vigilant, se diversifier, réagir intelligemment. Car celui qui ne bouge pas se fera bouger, et rarement dans la bonne direction. C’est exactement comme l’explique la Reine Rouge à la curieuse Alice de l’autre côté du miroir : «Ici, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit.»