Je n’ai jamais aimé Charlie Hebdo: trop vulgaire, trop crade, trop too much. Même l’anarchisme assumé et finalement assez équitable (j’emmerde tout le monde) de ses journalistes et dessinateurs, ou leur mauvaise foi jubilatoire, n’ont jamais réussi à susciter mon adhésion comme lecteur ou abonné. Au lendemain de ces assassinats d’une lâcheté indicible, je me rends compte que ma nonchalance était un luxe de beau temps démocratique. Que s’enthousiasmer ou se tordre le nez de dégoût face à leurs caricatures, débattre de leur bon ou mauvais goût, pontifier sur leur légitimité à provoquer les papes, les imams et les rabbins étaient en fait les preuves vivantes d’un territoire démocratique qu’ils ont contribué à étendre, d’une exploration des libres opinions dont ils étaient les cartographes explorateurs, prêts à toutes les aventures pour en repousser les frontières. Car le meurtre des dessinateurs et de leurs équipiers à Charlie Hebdo, au-delà du terrible drame qui touche les personnes, leurs familles, leurs proches, est un vrai crime de civilisation.

Une équipe de tueurs professionnalisés et fanatisés a buté la rédaction de Charlie Hebdo avec un dessein d’une perversité extraordinairement ciblée: vouloir prouver la faiblesse viscérale d’une société occidentale fondée sur des valeurs libérales et démocratiques. En amont du meurtre hideux, insoutenable, inacceptable, et qui doit être puni comme tel, il y a un projet politique, d’une extraordinaire agressivité: tenter de prendre cette société occidentale honnie au piège de ses propres valeurs, en la faisant douter de l’essence même de cette liberté de pensée qui fait notre honneur et notre force. Car les doutes surviendront, à peine l’émotion sera-t-elle retombée. Des voix s’interrogeront: ces dessinateurs n’ont-ils pas contribué eux-mêmes, par leurs continuelles provocations, à forger leur propre tragique destin? La satire doit-elle avoir des limites? Les extrémistes de la liberté d’opinion ne devraient-ils pas être abandonnés à leur propre sort? Les réponses doivent être claires: non, non et non.

Le tragique crime contre l’équipe de Charlie Hebdo n’est pas une remise en cause de la liberté de la presse, ni même de la liberté d’opinion. Il n’y a pas dans cette affaire un État censeur qui aurait tenté de juguler la caricature. Charlie Hebdo pouvait et pourra paraître en France, et chacun a la liberté de le lire ou de ne pas le lire, de l’acheter ou d’y renoncer.  Il n’y a pas non plus un État qui aurait failli à protéger la liberté d’expression en ne mettant pas suffisamment de moyens pour protéger les provocateurs de Charlie Hebdo: rien ne peut prévenir complètement le risque qui s’est réalisé, celui d’une attaque criminelle extraordinairement déterminée et bien planifiée.

Le cas Charlie Hebdo n’est pas non plus la manifestation d’une guerre de religion larvée entre Islam et Chrétienté, dont les assassins –se revendiquant probablement musulmans– seraient les têtes de pont instrumentalisées. L’équipe de Charlie Hebdo se serait bien marrée elle-même si on l’avait qualifiée de rempart ou de symbole chrétien. Et leurs assassins sont des assassins, point barre. Leur acte démontre uniquement –bien en dessous de toute considération religieuse- la haine d’une société occidentale qu’ils abhorrent, le mépris pour une société tolérante qu’ils perçoivent comme faible. Il s’agit bien d’un acte de guerre contre une forme de civilisation libérale et occidentale, une invitation sanglante à l’autocensure et la culpabilisation. C’est une tentative de nous faire renoncer –sous la contrainte et la menace- à des valeurs fondamentales de liberté qui forment encore un socle sociétal extraordinairement puissant. Le confort matériel nous a anesthésié. L’absence de crise militaire majeure nous a rendus naïfs sur des questions de sécurité collective.  Et sommes-nous encore aujourd’hui prêts  à défendre ces valeurs, voire à mourir pour elles?

Ce sera l’honneur et la sagacité des Musulmans de France et d’ailleurs que de déclarer leur horreur face à une telle atrocité et de s’en distancier. Ce sera l’honneur et la sagacité de tous les démocrates, quelle que soit leur religion, de ne pas prendre prétexte de cette tragédie pour régler leur comptes avec l’Islam en général. L’outrance même de l’acte offre une chance unique de réconciliation dans la volonté de défendre des valeurs communes dans lesquelles chacun a sa place. Mais il faut montrer de la force: le courage de la tolérance, la détermination à ne pas tomber dans le piège tendu et la volonté de punir.

La liberté d’expression ne sert véritablement que pour protéger les opinions qui ne sont pas siennes. Il est trop facile d’aimer cette liberté pour plaider ses propres causes, et se planquer quand la défendre reviendrait à mettre en valeur des opinions qui vous sont éloignées. La démocratie par gros temps exige que l’on monte au créneau pour que les fous du roi ne soient jamais privés de parole, y compris et surtout lorsqu’il vous agacent, vous irritent et vous énervent. La liberté d’expression s’use lorsqu’on ne l’utilise pas ; elle meurt quand on en doute.

Je n’aimais pas Charlie Hebdo, mais je vais m’abonner.