En Suisse, les critères d’obtention de la nationalité suisse sont drastiques, en comparaison avec d’autres pays. Pourtant, la population résidente suisse est composée à près de 25% par des étrangers, qui travaillent, paient des impôts et sont soumis aux lois du pays. Dans une approche libérale, ceux qui contribuent au financement de l’Etat devraient avoir un mot à dire sur sa gestion («no taxation without representation»). La conception de citoyenneté étant une décision politique, variable selon l’époque et les circonstances, il est temps de songer sérieusement à mieux intégrer les étrangers résidents, notamment en leur conférant des droits politiques.

Elections communales : les étrangers sont éligibles dans six cantons

Le premier tour des élections communales aura lieu le 28 février 2016 dans les cantons de Vaud et de Fribourg. Particularité pour ces deux cantons : les étrangers résidents de longue durée peuvent se porter candidats, élire et être élus dans leur commune de domicile. Vaud et Fribourg sont deux des six cantons suisses qui octroient des droits politiques aux étrangers au niveau communal (en plus de Neuchâtel, Jura, Grisons et Appenzell Rhodes-Extérieures). Genève permet aux étrangers résidents de voter et d’élire, mais pas (encore) d’être élus. Sur ce sujet, le «Röstigraben» est évident. Les droits politiques des étrangers existent principalement en Suisse romande (sauf en Valais), alors que les cantons alémaniques en refusent presque systématiquement le principe (une vingtaine de votations cantonales rejetées ces dernières décennies). Seuls des cantons particulièrement fédéralistes comme les Grisons et Appenzell Rhodes-Extérieures font exception, en conférant à leurs propres communes le droit de décider sur ce point.

Elire des étrangers dans les communes, une solution pragmatique et appréciée

Toutefois, même là où elle autorisée, l’élection effective d’étrangers dans les communes reste quantitativement modeste. Dans son étude «Pour la participation politique des étrangers au niveau local» (2015), Avenir Suisse recensait quelques dizaines de conseillers exécutifs de nationalité étrangère dans les communes suisses (et quelques centaines dans les parlements municipaux). Pas de quoi révolutionner le système de milice politique au niveau local. Mais pas de quoi inquiéter non plus : le fait que des étrangers siègent dans les communes ne pose aucun problème, et aucun des cantons leur ayant accordé des droits politiques n’envisage un retour en arrière. La solution permet à des étrangers résidents de s’engager activement pour la communauté, sans avoir à attendre l’écoulement des longs délais pour la naturalisation. Pourquoi se priver de ces énergies et compétences quand les candidats aux fonctions de milice politique manquent si souvent ?

Les droits politiques liés au passeport suisse? Il n’en a pas toujours été ainsi

Pourtant, l’humeur politique suisse est actuellement peu favorable à l’octroi de droits politiques à des étrangers. La possession du passeport suisse est encore considérée comme le sésame absolu, la condition préalable indispensable pour élire et être élu. La question est légitime : si un étranger veut exercer des droits politiques en Suisse, pourquoi ne se naturalise-t-il pas ? Pourtant, la citoyenneté formelle n’est pas toujours liée à la nationalité. Ainsi, les cantons suisses du 19e siècle n’accordaient pas le droit de vote cantonal à des ressortissants Suisse provenant d’autres cantons : un Zurichois établi à Genève ne pouvait pas y voter. Plus spectaculaire encore (et incompréhensible aujourd’hui) : les femmes suisses, bien que titulaires d’un passeport national, ont dû attendre 1971 pour avoir le droit de vote au niveau fédéral.

La définition de la citoyenneté, un outil au service des Etats

Dans l’Antiquité, l’Empire romain avait fait de la citoyenneté romaine (et des droits qui y étaient attachés) l’arme absolue pour l’intégration des nombreux peuples et populations objets de ses conquêtes. Dans sa célèbre plaidoirie «In Verrem» (-70 av. J.-C.), Cicéron dénonce les crimes de Verrès, propréteur de Sicile, l’un des plus graves étant d’avoir fait crucifier un citoyen romain, en violation de ses droits. La définition formelle de la citoyenneté par l’octroi des droits politiques est donc un outil au service des Etats, dont les critères peuvent changer selon les circonstances et l’époque.

Etrangers en Suisse et Suisses de l’étranger

Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), la Suisse comptait fin 2014 près de deux millions d’étrangers au sein de sa population résidante (soit un taux de 24,3% sur une population totale de 8,24 millions). Pour leur immense majorité, ces étrangers paient des impôts et ne votent pas en Suisse. Dans le même temps, le nombre de Suisses établis à l’étranger ne cesse de croître : à fin 2014, l’OFS en recensait 746 900, en constante augmentation. Pour leur plus grande part, ces Suisses de l’étranger ne paient pas d’impôts dans leur pays de nationalité, mais peuvent y exercer leurs droits politiques. A Genève, la Tribune de Genève relevait récemment que près de 34% des ménages imposables du canton étaient exonérés d’impôts (mais la proportion de Suisses et d’étrangers parmi eux n’est pas précisée). C’est le plus fort taux de résidents non contribuables pour un canton suisse.

Ecart croissant entre contribuables et citoyens

Ces exemples montrent que l’écart entre les contribuables et les citoyens ne cesse d’augmenter en Suisse. Une part croissante de contribuables effectifs (payant des impôts) n’a pas de droits politiques ; une part croissante de citoyens au sens formel (titulaires du passeport suisse, avec le droit d’exercer des droits politiques) ne paie pas d’impôts. Ce déséquilibre n’est pas sain. La constante évolution du phénomène posera au fil du temps des questions importantes de (manque de) légitimité démocratique. Comment vivre sereinement dans une communauté dont une partie grandissante paie sans pouvoir voter, alors qu’une autre (également en augmentation) vote sans rien payer ? Il est donc temps de réfléchir à des solutions permettant de réduire ce grand écart entre contribuables et citoyens. L’octroi élargi de droits politiques à des étrangers résidents dans les communes suisses est un bon début.

Cet article est paru le 24 février sur le blog du Temps de Tibère Adler.