Certaines initiatives populaires ont pour but, déclaré ou caché, de remettre en cause des engagements internationaux pris par la Suisse. Or, la remise en cause possible d’obligations internationales pose des questions concrètes particulièrement complexes. La liberté politique des citoyens de se prononcer sur tous les sujets est un bien essentiel. Il faut ainsi garantir un vote éclairé : les citoyens doivent pouvoir clairement connaître avant de voter les conséquences de leur décision, surtout en matière internationale.

La Suisse du XXIe siècle, avec sa société et son économie fortement ouvertes au monde, multiplie les accords internationaux. En tant que pays relativement petit, sans puissance militaire notable ou force politique suprarégionale, la Suisse bénéfice largement du droit international et de son respect : elle peut ainsi traiter sur un pied d’égalité avec des grandes puissances et des pays bien plus grands qu’elle. La situation était bien entendu fort différente en 1891, date à laquelle l’institution de l’initiative populaire fut inscrite dans la Constitution fédérale. A la fin du XIXe siècle, notre pays était principalement tourné sur lui-même, et les relations internationales se limitaient aux règles de bon voisinage avec les pays européens qui l’entouraient. L’environnement de la Suisse a beaucoup changé depuis 1891, mais les règles relatives aux droits populaires sont restées quasiment identiques.

Il est donc bien naturel que les tensions entre démocratie directe et droit international se soient multipliées au fil du temps. Mais la Suisse a heureusement réussi, pour l’instant, à combiner une forte internationalisation avec le maintien de sa tradition démocratique. L’engagement du pays dans un traité international (acte de souveraineté par excellence, puisque le pays décide ainsi de ses droits et obligations envers ses partenaires) est soumis au référendum facultatif ou obligatoire. Inversement, il est admis que des initiatives populaires puissent remettre en question des engagements internationaux déjà pris par le pays. Denis Masmejan rappelle dans son livre l’initiative «de Rheinau» (1954), qui proposait la révocation d’une concession hydraulique octroyée à l’Allemagne en vertu d’un traité international. Le débat de principe fut très vif : pouvait-on soumettre au peuple une telle initiative, ou bien fallait-il l’invalider avant la votation ? Le Conseil fédéral appliqua la maxime «In dubio pro populo» (dans le doute, en faveur du peuple) et autorisa la votation (l’initiative Rheinau fut rejetée à deux contre un).

Mais le Conseil fédéral n’avait pas – et n’a toujours pas – défini les modalités d’action ou d’interprétation, si une initiative populaire impliquant une violation d’accords internationaux en vigueur était acceptée en votation. Faudrait-il en pareil cas faire primer la volonté populaire sur les engagements internationaux, en imposant unilatéralement ce point de vue aux partenaires ? Si oui, avec quelles conséquences et quelles sanctions éventuelles ? Inversement, faudrait-il plutôt continuer à faire primer le droit international en vigueur plutôt que l’initiative, au nom d’une hiérarchie de normes ou de valeurs défendues par certains ? Plus complexe : quid si l’initiative ne porte que sur un point spécifique de détail, mais que la votation suisse sur ce point particulier remet en question tout un ensemble contractuel bien plus important ?

Les exemples récents ne manquent pas. Par exemple, l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» en février 2014 a ouvert une période d’incertitude pesante. L’initiative, devenue depuis l’article 121a dans la Constitution fédérale, demandait la réintroduction de quotas et de contingents pour tous les étrangers, y compris les ressortissants de l’UE. Ceci avait été interprété dans la campagne précédant la votation comme une violation de l’accord en vigueur entre la Suisse et l’UE sur la libre circulation (ALPC). Pourtant, la marche à suivre après l’acceptation de l’initiative marqua la totale inexpérience et les hésitations du Conseil fédéral et de la classe politique suisse : que faire ? Renégocier l’ALPC avec l’UE pour faire valoir le droit de la Suisse d’imposer des contingents ? Totalement exclu, selon l’UE : l’ALPC est un bloc uniforme, «take it or leave it». Dénoncer l’ALPC par la Suisse ? Très lourd de conséquences, et était-ce vraiment ce que le peuple suisse avait voté ? Attendre que l’UE dénonce l’ALPC en raison de la votation ? Peu probable, mais la simple création d’un état de fait ambigu avait créé la confusion, avec des conséquences immédiates (par ex. exclusion de la Suisse de certains programmes de recherche internationaux).

On connaît désormais l’épisode politique (provisoire) de cette histoire : contrairement au texte constitutionnel, la Suisse a renoncé à imposer des contingents pour l’UE (ce qui évite donc le reproche de violation de l’ALPC en vigueur) pour mettre en place un lourd système bureaucratique de «préférence nationale» à l’embauche dans les secteurs les plus lourdement frappés par le chômage. Solution pragmatique certes, mais institutionnellement malheureuse, car la loi d’application est en contradiction flagrante avec le texte constitutionnel adopté en votation. Ce n’est probablement pas le dernier épisode de ce feuilleton politique.
Apparemment plus anecdotique, mais parfaitement représentatif, est l’annonce d’un probable futur référendum de l’association ProTell (lobby des porteurs d’armes) contre une législation suisse d’application des accords de Schengen. Une solution semblait pourtant avoir été trouvée entre la Suisse et l’UE pour respecter certaines traditions purement helvétiques liées à la conservation d’une arme personnelle à domicile pour les soldats de milice, et pour les stands et sociétés de tir. Le référendum a donc pour objectif souterrain (voire principal) de remettre en cause la participation de la Suisse à l’ensemble des accords de Schengen, par un vote sur une réglementation spécifique de détail. Pourquoi pas ? C’est la règle du jeu démocratique que de pouvoir remettre en cause l’existant. Mais il faudrait alors que les véritables enjeux soient clairs avant toute votation éventuelle.

Le droit international est devenu une cible politique. Des initiatives populaires visent – explicitement ou implicitement – à en tester les limites, en voulant affirmer la primauté de la volonté populaire nationale (exprimée par les votations) sur tout engagement relevant du droit international. La plus évidente est l’initiative UDC dite «pour l’autodétermination», sur laquelle la Suisse votera prochainement. Cette constante tension n’est en fait que l’expression condensée d’une confrontation identitaire bien plus large, dans une Suisse tiraillée entre la tentation du repli sur soi et la nécessaire poursuite de son adaptation à un monde globalisé.

Au-delà de ces rudes escarmouches politiques, l’essentiel est de garantir des votations éclairées : les citoyens votants doivent pouvoir s’exprimer sur des sujets clairs, aux conséquences prévisibles. Il est donc préférable d’avoir des propositions ou des initiatives populaires explicites, même (et surtout) lorsqu’elles sont radicales. Le citoyen suisse comprendra parfaitement que l’enjeu est décisif (et prendra donc le temps de voter en connaissance de cause) s’il doit se prononcer pour ou contre la libre circulation des personnes avec l’UE, ou pour le maintien (ou non) de la Suisse dans l’espace de sécurité international de Schengen. Mais il est dangereux pour la démocratie d’aborder ces questions de manière un peu sournoise, par la bande, en cultivant l’ambiguïté pour ratisser large, et sans déclarer explicitement leurs intentions quant au droit international. Les propositions consistant à créer de la clarté pour les votations sont donc pertinentes. La résiliation d’un accord international doit faire l’objet d’une question explicite dans la votation, si telle est l’intention des auteurs d’une initiative populaire : en pareil cas, le citoyen vote en connaissance de cause, et les initiants gardent toute liberté pour faire des propositions politiques.

Voici le compte-rendu de notre événement: Comment dépasser les tensions entre démocratie et droit international ?