Chloé Pang : La 37ème édition du Cully Jazz s’est clôturée le 13 avril dernier. Quel bilan tirez-vous de cette cuvée 2019 ?

Jean-Yves Cavin : C’était une belle édition. La qualité musicale était très haute. Financièrement, c’était un peu plus difficile que pour les deux dernières années, essentiellement en raison de la météo. Nous avons également eu un fléchissement au niveau de la billetterie, dont l’objectif n’a pas été atteint, mais nous ne pouvons pas déterminer si c’est une tendance générale.

C.P. : Les festivals fleurissent dans la région et s’éteignent aussi rapidement. Le Cully, c’est 37 éditions : comment expliquer la longévité d’un festival ?

J.-Y. C. : On peut parler de croissance organique pour tous ces festivals qui ont plus de 30 ans : ils sont partis de rien, et ont grandi petit à petit, mais avec des trajectoires différentes. Pour survivre, il faut une histoire, une notoriété ou une niche. Il faut savoir évoluer avec le monde de la musique en général, notamment face aux nouveaux phénomènes comme le streaming. Il y a 20 ans, lorsqu’on achetait un disque, il se créait une relation forte entre l’artiste et le consommateur.

C.P. : C’est-à-dire ?

J.-Y. C. : Si on aimait le disque, on était prêt à acheter l’album suivant sans même l’écouter, on allait voir l’artiste en concert. Maintenant, on fonctionne plus par playlist, et les grands festivals doivent répliquer ce concept : il faut être capable de panacher la programmation. Pour les petits festivals au contraire, il faut tout miser sur une niche originale.

C.P. : Vos revenus proviennent de différentes sources : 40% bar et restauration, 30% billetterie, 15% sponsoring, 15% subventions, dont des contributions de la commune et de l’Etat de Vaud. Quels sont les défis liés à ces formes de financement ?

G.P. : Pour la restauration, je dirais que la météo influence en tout cas 20% du chiffre d’affaires. Par ailleurs, il est important que l’offre soit maitrisée par le festival, sauf bien sûr celle des restaurants existants. Pour la billetterie, environ 90% est vendu en amont du festival.

J.-Y.C. : Rien n’est acquis. Pour le sponsoring, on entend souvent que c’est toujours plus difficile de trouver des partenaires. C’est vrai, mais les marques ont besoin de promotion, et les festivals restent un excellent moyen de la faire.

C.P. : Est-ce que l’extrême densité de l’offre culturelle dans la région crée une concurrence pour trouver des sponsors ?

G.P. : Oui, bien sûr. Mais le Cully Jazz est du bon côté, du fait de sa notoriété, de son poids, et de la période : il n’y a aucune concurrence à ce moment-là de l’année (avril, ndlr).

Le Cully Jazz est le plus gros festival d’Europe de jazz en avril, ce qui est un avantage pour la programmation. (Marko Stevic)

C.P. : Est-ce que ce choix de la date dépend de la concurrence avec les autres festivals ?

J.-Y.C. : Les dates sont les mêmes depuis la création du festival, car au printemps, les caveaux des vignerons sont libres, le vin est déjà mis en bouteille. Nous les avons cependant légèrement déplacées de mi-mars à avril pour profiter de la météo. Pour la billetterie, c’est intéressant : cela évite la concurrence avec les festivals d’été ou avec les grands clubs en automne. Nous sommes aussi le plus gros festival d’Europe de jazz à cette période, ce qui est un avantage pour la programmation.

C.P. : Du coup, vous n’envisageriez pas de repousser le festival vers l’été pour avoir une meilleure météo…

J.-Y. C. : Non, surtout pas. L’été est saturé de manifestations culturelles dans la région. De plus, la commune ne laissera pas faire. Le festival a une emprise très forte sur le village.

G.P. : Le festival apporte énormément aux 800 habitants, à commencer par des gens. Au vu de l’utilisation du bord du lac, on ne pourrait simplement pas se permettre d’avoir cet événement en été.

C.P. : Justement, est-ce que le Cully Jazz participe au développement de la région ?

G.P. : D’après une étude de l’Université de Lausanne faite en 2006, les retombées économiques indirectes sur la région se montent de 1 à 1,5 fois le budget du festival. Par ailleurs, nous savons que le mois d’avril est le meilleur mois de l’année pour quasi tous les commerçants de Cully. Les hôtels, les restaurants bien sûr, mais aussi la Coop, les coiffeuses, les vignerons qui vendent du vin au festival… Normalement, le mois d’avril est plutôt creux pour les ventes de vin, mais grâce au festival, on parle quand même de 20 000 bouteilles vendues en neuf jours.

Le festival réinvestit plus de 400 000 francs rien que dans la commune de Bourg-en-Lavaux, à laquelle appartient le village de Cully, soit deux fois plus que la subvention communale pour le festival. Une grande partie de nos revenus sont réinjectés dans le tissu économique local. Tout sauf les cachets des artistes est réinvesti dans la région. Cela représente deux tiers du total.

C.P. : Est-ce que le cadre exceptionnel de Lavaux, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, incite les festivaliers à aider à préserver le site ?

G.P. : Nous avons mis en œuvre plusieurs stratégies, notamment sur la question des déchets. Nous sommes maintenant une référence en la matière. Nous étions parmi les premiers à mettre en place des consignes de gobelets et de vaisselle, et n’avons jamais dû faire face à l’opposition du public.

J.-Y. C. : Si on n’utilise pas le portemonnaie des gens, cela ne marche pas. Etre sur un site protégé ne suffit pas. La bonne volonté existe, mais il faut inciter au comportement de masse. Au Cully Jazz, tout a été pensé pour, comme la forme des poubelles, l’emplacement des lumières… Nous avons demandé conseil à un expert en psychologie de masse.

C.P. : Cette stratégie vous rend-elle plus compétitifs ?

J.-Y. C : Dans notre stratégie de développement durable, les déchets ne représentent qu’une petite partie, même si elle est très visible. Nous menons des actions dans les trois piliers du développement durable : égalité, politique salariale, privilégier le local… Cela contribue à renforcer l’attrait pour le festival et son capital sympathie, en plus de conserver notre image de marque. J’ai aussi l’impression que l’on peut observer le même phénomène avec la programmation : les gens ne s’y connaissent pas forcément en jazz et ne connaissent aucun artiste, mais ils aiment notre engagement dans cette programmation et nous font confiance.

C.P. : Si vous pouviez faire trois vœux pour le festival, lesquels seraient-ils ?

G.P. : Un premier vœu concernerait la relève. Si une baguette magique pouvait nous donner un coup de pouce pour trouver les bonnes personnes pour reprendre le festival, ce serait génial. Transmettre un festival qui nous a été transmis, c’est une question essentielle. En 37 ans, nous ne sommes que les troisièmes responsables. Un deuxième vœu serait bien sûr de pouvoir assurer les finances, c’est le nerf de la guerre.

J.-Y. C : En fait, nous ne sommes même pas sûrs de le vouloir. L’expérience et l’expérimentation ainsi que les contraintes nous font grandir. Regardez Caprices par exemple, ils ont bénéficié de rentrées d’un mécène et n’ont jamais appris à gagner de l’argent et sont morts quand il a coupé le robinet.

C.P. : Un troisième vœu ?

J.-Y. C : Pour faire plaisir à Avenir Suisse, je dirais quand même qu’on subit une certaine pression de l’administration en raison des contraintes légales. On les comprend et les assume, mais il faut remplir beaucoup de paperasse, et c’est pire d’années en années. Cela procure bien sûr une protection mais tue aussi une part de créativité. Par exemple, cette année, nous avons dû décrire un protocole en cas d’attaque par bateau. Pour nous, il est important de conserver la liberté et l’agilité, de pouvoir continuer à bricoler un peu, quitte à perdre en efficience à certains moments. Cela nous permet d’être plus créatifs.

Cet article est le premier de notre série d’été romande «Clapotis au bord du Léman» autour de notre publication «Le dynamisme unique de l’Arc lémanique».