«L’effet naturel du commerce est de porter à la paix […] et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels».[1] La plupart des gens sont aujourd’hui plus critiques que jamais à l’égard de Montesquieu, philosophe des Lumières. Déjà lors de la pandémie de Covid-19, les chaînes d’approvisionnement et le commerce ont commencé à être considérés comme un problème. Depuis la guerre en Ukraine, l’idée que l’interdépendance économique permet d’atteindre des objectifs tels que la paix est fortement mise sous pression.

Vers la paix éternelle

A première vue, le concept de «changement par le commerce» semble convaincant. Le commerce place les Etats dans une situation d’interdépendance qui rend les prochains conflits trop coûteux. Grâce à la division internationale du travail, chacun produit ce qu’il fait le mieux. Lorsque les frontières sont ouvertes, tous les participants en profitent. Une classe moyenne peut se former et revendiquer de plus en plus de droits politiques. Grâce aux droits de participation acquis, la probabilité que les dirigeants déclenchent une guerre diminue.

La Communauté européenne du charbon et de l’acier a posé les bases de la paix en Europe occidentale. (Adobe Stock)

Au début, le concept s’est avéré être un succès. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et la France, ainsi que d’autres pays, ont réussi à établir des liens étroits par le biais du commerce et des investissements. La Communauté européenne du charbon et de l’acier, fondée en 1951 et précurseur de l’UE, a posé les bases de la paix dans une Europe occidentale jusqu’alors si belliqueuse. La coopération économique sur les matières premières essentielles à la guerre était explicitement destinée à prévenir les conflits.

Même après la guerre froide, les espoirs étaient grands de voir l’économie de marché et la démocratie s’imposer définitivement avec la supposée «fin de l’histoire». L’ancien président américain Bill Clinton a déclaré en 2000 à propos de l’adhésion de la Chine à l’OMC : «Plus la Chine procédera à une libéralisation économique, plus elle libérera le potentiel de son peuple […], si l’individu a le pouvoir, […] il demandera à avoir davantage son mot à dire».

La lumière qui s’éteint

Mais les attentes envers le commerce telles que Bill Clinton les a formulées dépassaient régulièrement ses capacités d’initier des changements sociaux. Ainsi, la critique selon laquelle les gains commerciaux pourraient également prolonger la demi-vie des régimes autoritaires a régulièrement été exprimée. Tant que la prospérité augmente, une grande partie de la population est prête à renoncer à ses droits politiques.

Ainsi, la Chine, admise à l’OMC en 2001, n’a justement pas répondu aux espoirs de «changement par le commerce». Et le concept n’a pas non plus empêché la guerre en Ukraine. On voit ici que les effets positifs du commerce atteignent souvent leurs limites, surtout en cas de dépendance asymétrique (comme c’est souvent le cas pour les matières premières par exemple).

Le commerce seul ne suffit donc pas. En fin de compte, l’Etat de droit et la démocratie ne peuvent que difficilement être dictés de l’extérieur. En Suisse en particulier, nous devrions être conscients de l’importance de tels processus sociaux en raison de notre propre histoire. Le commerce peut susciter le besoin de changements sociaux, mais en fin de compte, ce sont les gens sur place qui doivent façonner ces changements.

Protection du climat et sécurité

Bien que le libre-échange des biens et des services n’apporte pas nécessairement le changement social et la paix, une chose est claire : outre les influences politiques plutôt diffuses, le commerce a des effets économiques tangibles. Les effets positifs sur la prospérité sont indéniables. La proportion de personnes vivant dans l’extrême pauvreté a diminué de près de 80 % depuis 1990, dans le sillage de l’approfondissement de la mondialisation.

Mais la question de l’impact du commerce sur la durabilité se pose de plus en plus. Certains économistes postulent ici un éventuel conflit d’objectifs avec la lutte contre la pauvreté. Mais on peut tout à fait argumenter qu’à partir d’un certain niveau de prospérité, la charge environnementale (au sens d’une courbe de Kuznets) diminue à nouveau. Au moins dans les pays industrialisés occidentaux, on observe ces dernières années un découplage partiel entre la consommation de ressources et la croissance économique, les critiques dénonçant le fait que les atteintes à l’environnement ont simplement été transférées dans les pays en développement.

Enfin, on observe ces dernières années une interdépendance croissante entre les politiques commerciale et de sécurité. Des droits de douane ou des restrictions à l’exportation sont imposés pour des raisons de «sécurité nationale», et les produits sont de plus en plus souvent considérés comme «stratégiques» ou «critiques». Il s’agit par exemple des terres rares, qui jouent un rôle important dans la transition énergétique, mais aussi dans le domaine de la défense.

Un défi pour la Suisse

Pour la Suisse, qui repose sur un accès au marché ouvert réglementé, ce n’est pas une bonne nouvelle. Les restrictions commerciales croissantes, que ce soit pour des raisons de sécurité ou de politique climatique, rendent de plus en plus difficile le libre-échange de biens et de services. Contrairement aux grandes puissances, la Suisse ne peut pas s’appuyer sur un grand marché intérieur. Les entraves au commerce coûtent donc plus cher.

Un instrument important pour éviter une trop grande dépendance est de continuer à diversifier les partenaires commerciaux. Cela permet de mieux atténuer les répercussions de certaines restrictions commerciales, ce qui est nécessaire. C’est justement en tant que citoyens d’une petite économie ouverte que nous profitons directement du libre-échange sous la forme d’une plus grande diversité de produits et de prix plus bas. En fin de compte, Montesquieu avait tout à fait raison, du moins en ce qui concerne la deuxième partie de sa réflexion : le commerce, en tant qu’échange libre par-delà les frontières, est par nature plus qu’un jeu à somme nulle.

[1] De l’Esprit des lois, 1748. Livre XX, chapitre II.