Les inégalités sont devenues une question politique brûlante dans le monde entier. Il y a quelques années, cependant, les questions de revenu et de répartition des richesses étaient d’une importance secondaire pour de nombreux économistes et étaient donc laissées de côté.
Cette année, le Think-Tank Summit d’Avenir Suisse a mis en lumière les différents aspects des (in)égalités sous plusieurs angles, comme l’a souligné Peter Grünenfelder, directeur d’Avenir Suisse, dans son allocution de bienvenue. Premièrement, les inégalités ont un impact fondamental sur la croissance et la prospérité ; deuxièmement, les inégalités constituent un enjeu de plus en plus préoccupant dans le monde occidental ; et troisièmement, il est nécessaire de procéder à une analyse approfondie des données, sur la base desquelles on peut tirer les conclusions politiques.
Plus de 30 experts internationaux de premier plan ont été invités à Zurich pour discuter de leurs recherches sur la répartition des revenus et de la fortune. Leurs présentations ont montré l’incroyable complexité du sujet. Si les inégalités ont sans aucun doute diminué au niveau mondial au cours des dernières décennies, l’évolution aux niveaux nationaux et régionaux est très différente. La recherche de solutions aux problèmes est donc délicate.
L’impact de la mondialisation et de la numérisation
Pour Branko Milanovic, professeur à l’Université de New York, les inégalités à long terme sont déterminées par la propagation des révolutions technologiques. En raison de la récente montée en puissance de l’Asie, la répartition globale des revenus a considérablement convergé et une nouvelle classe moyenne mondiale est apparue. Milanovic s’attend à ce que cette tendance se poursuive. Selon lui, «les pays asiatiques reviennent à la position qu’ils occupaient avant le XVe siècle». Si l’Asie est au centre de l’attention pour l’instant, à long terme, cette place reviendra à l’Afrique. La réduction des inégalités sur le plan global ne pourra s’effectuer que si le continent dont la population augmente le plus rapidement se développe davantage et rattrape le niveau mondial, ce qui, finalement, réduira la migration.
La croissance nette de la classe moyenne mondiale a été une bonne nouvelle pour les entreprises, car elle s’est traduite par une demande croissante. Néanmoins, les classes moyennes traditionnelles des pays occidentaux ont été soumises à la concurrence des importations chinoises, ce qui a compliqué la situation politique et donné un coup de fouet au populisme. Anastassios Frangolidis (Pictet) a mis en avant la situation aux Etats-Unis, où le coefficient de Gini est passé de 0,38 à 0,48 en 40 ans, accompagné d’une chute spectaculaire de la confiance de la population dans le gouvernement. M. Frangolidis a ajouté que la longue période de politique de monnaie bon marché des banques centrales avait encouragé l’écart de richesse à se creuser davantage.
Florian Scheurer, de l’Université de Zurich, a dévoilé quelques détails intéressants sur l’impact général de la technologie sur les inégalités. Les ordinateurs ont tendance à remplacer les emplois très routiniers, dont la rémunération se situe généralement vers le milieu de la répartition des salaires. Les emplois dans l’industrie manufacturière ou l’administration n’avaient pratiquement pas augmenté depuis les années 1990, contrairement aux emplois à tâches abstraites (ingénieurs, cadres) ou manuelles (services personnels, travaux de construction). En un mot : la numérisation favorise dans une certaine mesure la polarisation de l’emploi.
Les intervenants ont fourni une grande variété de données sur différents pays. Les inégalités en Europe sont encore beaucoup moins problématique qu’aux États-Unis. Quelles sont donc les conclusions pour les décideurs politiques, s’ils veulent s’occuper de la classe moyenne ? La réponse est qu’il n’y aura jamais de solution qui convienne à tous.
Des obstacles statistiques partout
Pour prendre de bonnes décisions, il faut disposer de données fiables, et c’est là que la plupart des problèmes commencent. Daniele Checchi, du Cross National Data Center au Luxembourg, a décrit les obstacles auxquels se heurtent les statisticiens lorsqu’ils tentent de constituer une base de données solide : les pays développés dotés de systèmes fiscaux élaborés collectent généralement des données sur le revenu. Ce n’est pas le cas dans les pays en développement, qui ne collectent généralement que des données sur la consommation. Cela signifie qu’effectuer des comparaisons internationales sérieuses exige beaucoup de compétence sur la genèse des données. Et dans les pays développés, les lois sur la protection de la vie privée empêchent souvent les chercheurs de plonger au-delà des niveaux agrégés. Mais pour brosser un tableau plus détaillé, l’accès aux microdonnées serait d’une importance capitale.
Même les statistiques suisses sont loin d’être idéales. Martina Guggisberg et Irene Carbone, de l’Office fédéral de la statistique, ont déclaré que les cantons suisses avaient des systèmes divergents et qu’ils n’étaient pas tous disposés à partager leurs données, de sorte que tout doit être harmonisé avant de pouvoir faire des comparaisons. Autre problème : les données sur la fortune des ménages en Suisse sont assez rares et les données fiscales ne sont disponibles qu’à un niveau très agrégé. Mais si l’on veut vraiment mesurer les inégalités, il faut tenir compte de la fortune, surtout dans les pays développés.
Si l’on ne mesure que le revenu, les personnes âgées auraient l’air pauvres en Suisse d’un point de vue statistique. Mais si l’on tient compte des avoirs, les chiffres changent radicalement, comme l’a fait remarquer Ursina Kuhn de l’Université de Lausanne. Selon ses analyses, la Suisse possède la fortune par habitant la plus élevée du monde. Mais comme la moitié des avoirs sont détenus dans les systèmes de prévoyance, le coefficient de Gini officiel dans le pays ne donne pas une image exacte de la situation.
Les rôles de Oxfam et des médias
L’étude annuelle d’Oxfam, qui fait état d’année en année des inégalités croissantes dans le monde, est un bon exemple de la perception publique de l’inégalité. Les nouvelles générales sur la crise de la dette européenne, le vote Brexit, la guerre en Syrie et les très riches entrepreneurs ont certainement contribué à la perception que la situation mondiale s’aggrave. Hanno Lorenz d’Agenda Austria a remis en question l’approche d’Oxfam, car elle prend uniquement en compte la concentration de la richesse. Bien que les chiffres en soi soient exacts, ils excluent une partie essentielle de l’histoire, à savoir le fait que le monde est devenu «plus égal» au fil du temps, que les revenus de nombreux ex-pays en développement ont considérablement augmenté, que la pauvreté extrême a diminué de 67% et que la mortalité infantile a chuté de 49% au cours des quinze dernières années.
Judith Niehues, économiste à IW Cologne, a fait part d’une découverte intéressante : quand on demande aux gens de se positionner par rapport à la société et à leurs pairs, ils se trompent très souvent. Quelque 52% des Allemands, par exemple, ont attribué aux inégalités une note beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est en réalité, et les Hongrois sont beaucoup plus pessimistes que les Finlandais, alors que la réalité est exactement l’inverse. Il est intéressant de noter que les habitants des pays riches sont plus préoccupés par les inégalités croissantes que ceux des pays pauvres. Fondamentalement, on peut observer que les gens font de grands efforts pour se situer correctement dans la société : les riches pensent qu’ils sont plus pauvres qu’ils ne le sont réellement, tandis que les pauvres pensent qu’ils sont plus riches qu’ils ne le sont. Mme Niehues s’est également demandé si les médias pourraient partager la responsabilité à cet égard, puisque les reportages sautent généralement sur les exemples extrêmes.
L’égalité de quoi ?
Deux économistes finlandais ont montré que l’égalité ne devait pas non plus devenir une religion : Ilkka Haavisto d’Eva a parlé du développement de la classe moyenne finlandaise depuis les années 1990. Contrairement à d’autres pays, la Finlande a une répartition des revenus presque homogène. Le groupe de revenu le plus élevé (plus de 4066 €/mois) représente 5,8% de la population, tandis que les personnes à faible revenu (moins de 1524 €/mois) en représentent 26%. Selon la définition de M. Haavisto, plus de 60% des Finlandais appartiennent à la classe moyenne.
Dans les deux récessions qui ont suivi 2008, l’égalité s’est encore accrue, alors qu’elle s’est rétrécie au cours des années les plus prospères. Cela s’explique par le fait qu’une part considérable de la main-d’œuvre est passée du secteur privé (dont la productivité est plus élevée) au secteur public. Conclusion : bien que le contexte économique ait réduit l’inégalité des revenus, ce n’était quand même pas une bonne nouvelle pour le pays.
Matti Apunen, directeur de l’EVA, a montré comment la propension finlandaise à l’égalitarisme a eu des effets négatifs sur le développement. Avec un taux d’imposition de 50-60%, le pays stagne et recule d’année en année par rapport à la Suède voisine. La fuite des cerveaux s’accélère également. La concurrence est un vilain mot en Finlande. Et malgré une égalité prononcée, l’insatisfaction individuelle en Finlande a atteint des niveaux inquiétants.
Dans ses recherches, le Danois Martin Agerup a conclu que l’inégalité est surestimée parce qu’elle change pour la plupart des individus au cours de leur vie. Concrètement, il a constaté que 55 % des faibles salaires augmentent en un an – et 89 % en cinq ans.
L’économiste suédois Nils Karlsson a reconnu qu’une société juste a besoin d’une certaine redistribution. Le vrai défi est de savoir où tracer la ligne. «L’égalité de quoi exactement ?», a-t-il demandé. Faisant référence à Hayek et à son argument selon lequel l’égalité égalitaire n’est jamais à portée de main dans une économie de marché, Karlsson s’en est pris au coefficient de Gini, qu’il considère comme «une mauvaise mesure». A la place, la société devrait se concentrer sur l’égalité des droits, ce qui correspondrait à la priorité accordée par les peuples à l’égalité des chances par rapport à l’égalité matérielle. «La liberté et l’Etat de droit sont des biens collectifs. Il faut se battre pour eux tout le temps».
Ce qu’on doit faire et ce qu’il faut éviter
La plupart des chercheurs et des invités se sont dits préoccupés par la diminution de la mobilité des revenus dans de nombreuses sociétés. Ils ont reconnu que l’égalité des chances pourrait ne jamais être indépendante de l’origine de classe. Mais il devrait être possible de gravir les échelons par la réussite personnelle. Une plus grande mobilité des revenus signifie que les problèmes peuvent être résolus en moins de temps. Cependant, les différences sont énormes à travers le monde : comme l’a dit Markus Jäntti de l’Université de Stockholm, il faut deux générations au Danemark pour passer du revenu le plus bas au revenu moyen, mais il faut dix générations en Colombie.
Voici quelques-unes des propositions les plus populaires de réformes au niveau national :
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Favoriser l’éducation – le plus tôt possible
Plus les gens sont instruits, plus ils sont plus susceptibles de s’adapter à un marché du travail en évolution. La meilleure façon d’assurer la mobilité sociale passe par l’éducation. Selon une opinion souvent entendue, les interventions précoces (jusqu’à l’âge de six ans) semblent donner les meilleurs résultats. Une étude britannique a montré que les garderies pour les enfants pauvres dans les premières années ont un impact élevé. Comme l’a montré une étude finlandaise, la mobilité intergénérationnelle s’est également accrue grâce à une scolarisation complète entre 11 et 16 ans. Le problème, c’est que les décideurs politiques doivent disposer d’un long horizon temporel, car dans ce domaine les choses évoluent avec une lenteur extrême et les réformes peuvent prendre des années avant de commencer à se faire sentir.
Malgré cela, l’éducation n’est pas toujours la solution. Tobias Schlegel (Université de Zurich) a souligné que la polarisation de l’emploi était moins forte dans les pays dotés d’un système de formation professionnelle initiale. La Suisse a elle aussi connu un grand succès avec son système de formation professionnelle parce qu’il introduit les jeunes sur le marché du travail à l’adolescence tout en laissant la porte ouverte à un enseignement supérieur ultérieur. Deux entrepreneurs danois, Lars Tvede et Ulf Berg, ont défendu avec ferveur le système suisse de formation professionnelle initiale, notant que la part des jeunes n’ayant aucune formation autre que l’école obligatoire était de 6% en Suisse, contre 20% au Danemark.
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Autonomiser les mères
La prise en compte des différences entre les sexes peut également avoir un impact important. Comme l’a souligné Susan Harkness de l’Université de Bristol, les politiciens qui cherchent à réduire l’égalité des revenus devraient se concentrer sur l’emploi –- de préférence celui des femmes des classes inférieures. Ces femmes sont beaucoup plus souvent des mères célibataires que les femmes plus instruites. En moyenne, les enfants de parents seuls réussissent moins bien que ceux de familles biparentales. Mme Harkness estime que le vaste débat sur les écarts de rémunération entre hommes et femmes est trompeur et recommande de réintégrer les mères sur le marché du travail le plus tôt possible après l’accouchement. Le travail à temps partiel peut grandement entraver le développement de carrière. «La maternité est une cause majeure de l’inégalité entre les sexes».
Là encore, les raisons d’être optimiste sont également limitées : Isabel Martinez, de l’Université de Saint-Gall, a estimé que les femmes suisses auront comblé leur écart de rémunération avec les hommes au cours des 46 à 200 prochaines années.
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Garder le marché du travail flexible et les impôts raisonnables
Le protectionnisme ne sauvera pas les victimes de la mondialisation. Au lieu de cela, ils auront besoin de plus de flexibilité. Tibère Adler, d’Avenir Suisse, a déclaré que l’économie numérique exigeait de nouvelles formes de sécurité sociale pour encourager, plutôt que pour entraver, la participation des personnes. En outre, les droits étendus de protection du travail – notamment les lourdeurs administratives lors des licenciements – tendent à maintenir les gens dans des emplois qu’ils feraient mieux de quitter.
Miguel Otero de l’Elcano Royal Institute a souligné qu’«en des temps destructeurs, être un entrepreneur est payant». Or, de nombreux pays européens ont connu une baisse de la part des entrepreneurs et une expansion du secteur public.
Les gens seront prêts à prendre des risques si les impôts sont maintenus à un niveau raisonnable. Comme l’a dit Ulf Berg, du point de vue de l’entrepreneur, «les impôts élevés créent des barrières commerciales entre les personnes. A partir d’un certain niveau, il sera plus intelligent de ne pas travailler ensemble». À long terme, un faible taux d’imposition procurera de nombreux avantages, tandis qu’un secteur public élevé maintiendra la productivité à un bas niveau.
Stefan Neumann (Fondation Neue Verantwortung) avait une autre proposition : le marché du travail du futur demande de plus en plus de compétences au lieu de diplômes. De nouveaux portails de l’emploi qui mettent en évidence les compétences des individus pourraient augmenter les chances des demandeurs d’emploi.
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Etablir des institutions solides
Lukas Schmid et Christian Frey de l’Université de Lucerne ont montré l’influence des institutions suisses sur les inégalités : contrairement à tous les autres pays européens, les inégalités ont peu bougé en Suisse depuis 1945. Cela reste vrai même par rapport à la France – un pays où les inégalités se sont fortement creusées en dépit d’une forte redistribution.
Schmid et Frey attribuent cette situation à la structure fédérale de l’Etat suisse et à la haute qualité du système éducatif. Dans la course entre la technologie et l’éducation, l’éducation a toujours été gagnante en Suisse, de sorte que les développements technologiques n’ont jamais conduit à l’exclusion ou à l’abandon de certaines couches de la population.
Par ailleurs, Jennifer Langenegger, Senior Researcher chez Avenir Suisse, a souligné que les banques centrales ne devraient pas être impliquées dans le débat sur les inégalités, mais plutôt garder un œil sur leur indépendance. L’objectif principal des banques centrales est de parvenir à la stabilité économique. C’est aux politiques sociales et fiscales qu’il appartient d’atteindre le niveau d’égalité que l’on souhaite politiquement.
Natanael Rother, responsable du Think Tank Summit de cette année, a tiré un bilan positif. Le plus grand des défis dans le domaine de l’inégalité est de s’assurer que le débat politique est basé sur des faits et non déformé par l’idéologie. Ce sommet a permis de rassembler différents points de vue et d’encourager les gens à discuter en profondeur. Il n’existe pas de solutions simples et il faut bien distinguer les différents pays et les différents objectifs des propositions politiques.