La votation sur les étrangers criminels repose la question: les initiatives contraires aux droits fondamentaux appellent-elles une réforme en profondeur des droits populaires? Oui, répond le directeur romand d’Avenir Suisse, Tibère Adler. Non, pense le constitutionnaliste Andreas Auer, pourtant adversaire déclaré de ces initiatives

La version originale de ce débat a été publiée dans le journal Le Temps du 05 mars 2016.

OUI

Tibère Adler, Directeur romand d’Avenir Suisse

Réformer l’indispensable trublion

L’initiative populaire est consubstantielle à l’identité politique suisse. Depuis 1891, date de son introduction dans la Constitution fédérale, plus de 200 initiatives ont été soumises en votations et 22 d’entre elles ont été acceptées. Pour quelles raisons faudrait-il réformer cette institution?

  • Le monde a profondément changé depuis 1891. La population a massivement augmenté. La révolution du numérique est en marche.
  • Le nombre d’initiatives qui aboutissent ne cesse d’augmenter, vampirisant l’agenda politique. Mais la quantité n’est pas gage de qualité du débat démocratique. Ce problème quantitatif deviendra encore plus aigu lorsque la technologie permettra de collecter des signatures de soutien par voie électronique, comme des «like» sur les réseaux sociaux.
  • Les initiatives acceptées en votation (9 depuis 2004) donnent systématiquement lieu à de fortes controverses dans leur exécution. C’est à chaque fois un nouveau débat politique qui commence, souvent dans la plus grande confusion. Une initiative populaire, même acceptée, doit presque toujours faire encore l’objet d’une interprétation de détail.
  • L’initiative populaire est largement instrumentalisée par certains partis représentés au Conseil fédéral. Elle devient un outil de marketing politique dédié à la mobilisation électorale, toujours plus fondé sur l’émotionnel que sur la recherche de solutions concrètes.
  • L’initiative ne peut que modifier la Constitution. Celle-ci est donc encombrée de dispositions objectivement secondaires, défendant des causes spécifiques et des intérêts particuliers.
  • Le contrôle préalable des initiatives populaires (unité de la matière, respect du droit international impératif) est confié au parlement fédéral, après le dépôt des signatures. Ce contrôle est laxiste: en 125 ans, le parlement n’a invalidé que quatre initiatives.
  • Le seuil de signatures requis est devenu trop faible. Les 50000 signatures de 1891 représentaient presque 8% du corps électoral de l’époque. Les 100000 signatures actuelles (décidées en 1978, après l’octroi du droit de vote aux femmes) ne représentent plus que 1,7% de l’ensemble des votants.
  • La «cohabitation» entre initiative populaire et droit international est parfois laborieuse. Certaines initiatives visent (explicitement ou sournoisement) à remettre en question des engagements internationaux déjà souscrits par la Suisse, ce qui crée des situations inédites d’incertitude institutionnelle.

La meilleure forme de protection de l’initiative populaire viendra des votants eux-mêmes, en rejetant les propositions qui dénaturent l’esprit de l’institution. On pourrait aussi espérer des partis représentés au Conseil fédéral une plus grande retenue dans le lancement de nouvelles initiatives. Toutefois, ceci ne suffira pas.

Avenir Suisse a formulé des propositions de réforme dans son étude de 2015 L’initiative populaire. Sur le fond, le contenu possible des initiatives doit rester aussi ouvert que possible; seule l’interdiction de la rétroactivité pourrait être ajoutée aux conditions de validité actuelles. Car c’est la nature même de l’institution que de faire des propositions de changement de l’existant, même provocatrices. En revanche, sur la forme, de nombreuses réformes sont souhaitables, notamment:

  • Confier le contrôle de validité des initiatives à un autre organe que le parlement (Chancellerie ou commission ad hoc) avant la récolte des signatures;
  • Augmenter le nombre de signatures requises pour l’initiative constitutionnelle à 4% du corps électoral (soit un peu plus de 210000 signatures en 2016);
  • Permettre l’initiative législative au niveau fédéral (elle existe déjà dans tous les cantons), soutenue par 2% des votants (environ 105000 signatures);
  • Organiser un référendum obligatoire pour la législation d’exécution d’une initiative acceptée. Le peuple aurait ainsi non seulement le premier mot, mais aussi le dernier.
  • Limiter le vote à une seule initiative constitutionnelle par bloc de votations. Ceci calmerait le jeu, et garantirait à chaque initiative l’attention démocratique qu’elle mérite.

Enfin, la proposition du think tank Foraus exigeant d’une initiative qu’elle pose explicitement et séparément la question de la résiliation d’engagements internationaux en cours, et qui seraient contraires au but de l’initiative, mérite d’être soutenue.

NON

Andreas Auer, Professeur honoraire aux Universités de Genève et Zürich

Le dernier mot aux juges

Faut-il appliquer les dispositions constitutionnelles issues d’initiatives populaires victorieuses, même si cela entraîne la violation de droits fondamentaux? Ou doivent-elles au contraire être écartées pour préserver ces droits?

La question occupe depuis quelques années l’opinion publique. Sur le plan des principes, les réponses se dirigent dans trois directions. Selon une première approche, l’aboutissement d’initiatives contraires aux droits de l’homme devrait être empêché par un contrôle préalable matériel.

Pour d’autres, ces initiatives devraient être invalidées par le parlement, de sorte que le peuple n’aurait pas à se prononcer. D’autres encore songent à un remodelage complet du droit d’initiative.

La plupart, sinon toutes ces propositions nécessitent une révision formelle de la Constitution fédérale, ce qui diminue les chances de succès, tant il est vrai que la double majorité du peuple et des cantons est difficile à atteindre.

Sur le fond, elles impliquent à des degrés divers ou bien une restriction des droits populaires, ou bien une atteinte aux droits fondamentaux.

Or, cette alternative est trompeuse, car le problème des initiatives populaires qui portent atteinte aux droits fondamentaux peut être résolu selon le droit en vigueur, sans révision constitutionnelle, sans réinterprétation d’institutions éprouvées et sans refonte du système de juridiction constitutionnelle.

Cela implique cependant un bref rappel du fonctionnement et des limites des droits fondamentaux et de la démocratie directe.

Les droits fondamentaux sont garantis par la Constitution fédérale et les conventions internationales. Ils doivent être respectés, ce qui ne signifie pas qu’ils soient absolus, mais que les restrictions que l’Etat souhaite leur apporter ne sont conformes à la Constitution que si elles sont prévues par la loi, poursuivent un intérêt public et respectent le principe de la proportionnalité.

Si l’une des conditions n’est pas remplie, on est en présence non pas d’une restriction, mais d’une violation d’un droit fondamental. Or, la limite entre les restrictions et les violations des droits fondamentaux ne peut pas être tracée dans l’abstrait, ni par le peuple, ni par le parlement, ni par le gouvernement, ni par les professeurs, ni par les médias.

Elle ne peut l’être que par le juge, dans un cas concret, par rapport une personne déterminée, dans des circonstances spécifiques. C’est à lui de peser les intérêts en présence, celui de l’autorité qui a décidé de restreindre la liberté et celui du particulier qui tient à ce qu’elle reste intacte. Les droits fondamentaux, c’est l’affaire du juge, point barre.

Pour les initiatives populaires, cela signifie qu’elles peuvent, comme les lois, restreindre les droits fondamentaux, mais pas les violer. Il se peut donc que les textes constitutionnels acceptés par le peuple puissent, dans un cas particulier, être écartés par les juges du Tribunal fédéral à Lausanne ou ceux de Strasbourg, parce qu’ils estiment que le respect des droits garantis par la CEDH ne permet pas de suivre aveuglément les prescriptions du constituant fédéral. C’est d’ailleurs ce que le Tribunal fédéral a courageusement rappelé dans deux arrêts récents.

Nous devons donc apprendre que ce que nous acceptons depuis des décennies au plan cantonal, vaut aussi au plan fédéral: le peuple a parfaitement le droit de voter oui à des initiatives qui égratignent les droits fondamentaux. Mais le juge a le droit et même le devoir de ne pas les appliquer lorsqu’il arrive à la conclusion que ces droits sont violés.

Cela, en toute hypothèse, ne déprécie pas la démocratie directe, mais la revalorise, tant il est vrai qu’une démocratie bafouant les droits fondamentaux n’est plus une démocratie.

L'article original est paru dans le journal Le Temps du 05 mars 2016.