Du jamais vu dans l’histoire de la Suisse : pour atténuer les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19, la Confédération a pris début juin des mesures financières extraordinaires à hauteur de 72 milliards de francs, dont 30 milliards à fonds perdu.

Comme l’illustre le tableau interactif, ces dépenses sont pour l’essentiel destinées à compenser les pertes de pouvoir d’achat des travailleurs et, in fine, à maintenir la consommation intérieure. 20 milliards de francs (soit les deux tiers des 30 milliards à fonds perdu) iront renflouer le fonds de l’assurance-chômage, dont émanent les indemnités chômage et les indemnités en cas de réduction de l’horaire de travail (chômage partiel). Près de 5,5 milliards sont destinés aux allocations pour perte de gain prévues pour lutter contre le coronavirus. Enfin, 2,5 milliards ont également été engagés pour l’acquisition de matériel sanitaire et pour couvrir les frais de prévention et protection de la santé.

Le reste se répartit principalement en une vingtaine de mesures de soutien pour des secteurs spécifiques de l’économie, comme les infrastructures et services aéroportuaires (600 millions), la culture (280 millions), le sport (100 millions), les structures d’accueil extrafamilial (65 millions), le tourisme (45 millions), les médias (17 millions) et la vitiviniculture (8,5 millions).

Une conscience intense de la nation

Face aux sommes colossales transfusées dans l’économie, ces mesures ont vite fait de passer inaperçues. Ainsi, la mesure en faveur de la vitiviniculture, qui n’aurait pas manqué de défrayer la chronique en temps normal, constitue 0,03% des dépenses à fonds perdu de la Confédération. L’arbre des milliards tend à cacher la forêt des millions.

Comme le formulait déjà Malraux en 1933 dans La Condition humaine, il semblerait que «l’approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à laquelle ils appartiennent». Pour les lobbystes de tout acabit soucieux de justifier leur rôle vis-à-vis de leurs mandants, surtout en période de crise, la situation extraordinaire constitue du pain béni pour rapporter une part du gâteau. Ceux-ci auront beau jeu de solliciter une modeste aide auprès du politique. Après tout, plaideront-ils, pourquoi ne pas libérer «juste» 10 millions pour satisfaire les intérêts de ma branche et renforcer «à moindres frais» votre popularité ?

Pourtant, un franc est un franc, et quelques millions d’argent public ont vite fait de se transformer en une somme considérable (1,4 milliard à fonds perdu sans les contributions à l’assurance-chômage, aux allocations pour perte de gain et à la santé). Le biais cognitif qui nous fait minimiser l’importance de millions lorsque nous sommes confrontés à des milliards est largement documenté par la psychologie cognitive et porte même un nom : l’ancrage (Kahnemann 2011). Ne pas tomber dans ce piège est une responsabilité importante du monde politique.

L’égalité de traitement comme principe cardinal

Certaines mesures de soutien ciblé posent également la question de l’égalité de traitement entre acteurs économiques. Si la vitiviniculture reçoit une aide spéciale, pourquoi pas les brasseurs suisses ? D’un point de vue économique, vin et bière sont pourtant des biens substituables et en concurrence sur le même marché. La même question peut se poser pour les infrastructures et services ferroviaires vis-à-vis des infrastructures et services aéroportuaires.

Pour éviter de telles inégalités de traitement, des mesures de portée générale et accessibles à toutes les branches doivent être privilégiées. Introduire des mesures «ciblées» risque sinon de favoriser un secteur au détriment d’un autre pour la seule raison que son lobby est plus fort. En cela, les crédits garantis par la Confédération, que les entreprises ont pu solliciter pour assurer leur liquidité, et l’accès facilité au chômage partiel, qui leur a permis d’ajuster leurs coûts à la baisse de recettes, sont des exemples à suivre. Des aides de substitution devraient seulement être envisagées au cas par cas dans les domaines ne pouvant pas bénéficier de ces mesures.

Il est impératif que chaque mesure fasse l’objet d’un débat et ne soit pas approuvée les yeux fermés. Surtout, ces aides extraordinaires prises dans le contexte de la pandémie ne doivent pas se substituer à des adaptations structurelles dans des secteurs en pleine mutation. C’est pourquoi les débats sur les réformes de long terme, à l’exemple de celles récemment initiées pour l’agriculture («Politique agricole PA22+») ou les médias, doivent être poursuivis.