A Pâques, tout tourne autour de l’œuf. Plus précisément autour de l’œuf indigène. Car «l’œuf suisse n’est pas comme les autres», il présente aussi des qualités intrinsèques que le consommateur ne peut pas forcément percevoir, comme le déclare l’association de branche GalloSuisse. L’œuf suisse est tellement important que le Conseil fédéral – peut-être avec Pâques en tête – lui a dédié une ordonnance spécifique. La dénommée OO («Ordonnance sur les œufs») de 2003 règle l’importation, l’estampillage et les contributions financières de mise en valeur (y compris des subventions d’encouragement à la consommation) pour les œufs suisses.

868 millions d’œufs pondus par les poules suisses

L’œuf suisse n’est pas seulement cher au cœur de GalloSuisse ou du Conseil fédéral. Le lapin de Pâques a lui aussi besoin d’œufs pour exercer correctement sa profession. Heureusement, il n’y pas de pénurie : d’après GalloSuisse, les poules suisses ont pondu l’an dernier 868 millions d’œufs, ce qui constitue un nouveau record. A chaque seconde, ce sont donc environ 27 œufs qui sont pondus en Suisse, «ce paradis pour les poules» (GalloSuisse). Notez bien : «chaque œuf suisse renferme un peu de bonheur» (GalloSuisse). Plus il y a d’œufs, plus il y a de bonheur. Ce n’est donc pas un hasard si la Suisse est le deuxième pays le plus heureux au monde ; seuls les Danois semblent nous devancer sur ce point (World Happiness Report 2016).

Tous sont donc satisfaits. En particulier, le lapin de Pâques est rassuré : il dispose de suffisamment de matière pour contenter la population. Malheureusement, il ne pense pas assez loin. Car un rusé renard pourrait exiger que nous importions des œufs du Danemark, afin de battre les Danois avec leurs propres armes. Nous pourrions peut-être même prendre la première place du classement de la nation la plus heureuse. Les Danois auraient moins d’œufs à disposition, et nous autant de bonheur en plus.

Freihandel

Œufs de Pâques : heureux avec le libre-échange

Cette solution est simple et évidente en théorie, mais coûteuse dans la pratique. Car l’importation d’œufs – pardon : de bonheur – est taxée. Cent kilogrammes de bonheur importés de l’UE coûtent exactement Fr. 47 en droits de douane. A quoi il faut ajouter le prix du bonheur lui-même, mais celui-ci est heureusement plus bas que le prix suisse. Une alternative serait d’esquiver le problème en passant à des substituts, par exemple des œufs en chocolat. Car selon certaines études, le chocolat rend heureux. Et la Suisse est tout simplement «le» pays du chocolat. Nous méritons donc la première place du classement de la nation la plus heureuse, et pas le Danemark. Pour déloger les Danois, nous devrions donc importer du chocolat, qui s’ajouterait à la production chocolatière indigène. Le chocolat belge semble tout indiqué pour cela, prétendent certains non-Suisses. Mais notre bonheur importé est quelque peu troublé par des taxes de Fr. 42.95 pour 100 kg de chocolat.

Comment pourrions-nous donc devenir la nation la plus heureuse du monde déjà à Pâques ? Grâce à une petite faille, la Suisse peut importer plus de bonheur, et même plus de produits agricoles et de denrées alimentaires. Il existe un petit interstice, inconnu en Suisse alémanique, dans la muraille élevée du protectionnisme agricole. Il est juste assez grand pour qu’un lapin de Pâques puisse s’y faufiler. C’est à Genève que nous devons cette petite ouverture, et elle remonte à la période antérieure à l’entrée du canton dans la Confédération en 1815.

Des juges étrangers ont tranché en faveur de la Suisse

Car, par leur histoire, les Genevois savent ce que signifie le repli et l’enfermement : abandon des libertés, et au final, de l’autonomie. Au 18e siècle, la ville de Genève assurait son approvisionnement en biens par une multitude de lettres de franchise. Ce système de libre-échange fut mis sous pression après la Révolution française, et les taxes douanières furent réintroduites. La situation s’envenima, la France réussit à isoler Genève, puis à l’annexer dès 1798. Cette situation perdura jusqu’en 1813, lorsque Genève retrouva son indépendance suite à la défaite de Napoléon. Les Genevois avaient appris de leur histoire. Au Congrès de Vienne, ils obtinrent la création d’une zone franche (incluant les actuels départements français de Haute-Savoie et de l’Ain) afin de garantir la sécurité de l’approvisionnement de leurs citoyens.

Au début du 20e siècle, cette situation déboucha sur un litige entre la Suisse et la France, cette dernière voulant faire coïncider les limites douanières avec les frontières politiques. Le cas fut porté devant le Tribunal international de La Haye, qui donna raison à la Suisse. Déjà il y a près de cent ans, des juges étrangers n’étaient donc pas systématiquement défavorables à la Suisse, comme certains le prétendent abusivement aujourd’hui. La sentence arbitrale de 1933 survécut à la deuxième Guerre mondiale et à la création de l’actuelle Union européenne.

Il existe donc un territoire partagé entre la Suisse et l’UE d’environ 540 km2, sur lequel se pratique aujourd’hui encore des échanges agricoles presque sans frontières ; et cela, sans que l’agriculture suisse ne soit effondrée pour autant. L’utilité – mieux : le bonheur, pour rester dans l’esprit de ce texte – est réciproque. Les consommateurs suisses profitent de prix plus bas et d’un assortiment plus large, les producteurs agricoles de matières meilleur marché. Les paysans français se réjouissent de leurs revenus plus élevés sur le marché suisse. Partout, du bonheur – joyeuses Pâques !