Les entreprises d’électricité et de distribution d’électricité de Suisse font l’objet de critiques de la part du monde politique. La Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga s’est plainte que les entreprises locales investissent dans la production d’électricité renouvelable à l’étranger plutôt qu’en Suisse. Mais lorsque de nouvelles éoliennes ou de nouveaux barrages sont prévus en Suisse, il n’est pas rare que la gauche, les Verts ou les ONG s’y opposent. Car il y a toujours un aigle tué par une pale de rotor ou un marais à protéger pour bloquer les travaux. Investir dans la production énergétique suisse est plus cher qu’à l’étranger. Pour une fois, ce n’est pas notre niveau de prix élevé qui est en cause, mais les différents recours juridiques qui prennent du temps et qui renchérissent les investissements, voire qui les rendent impossibles.

L’extension du réseau n’est pas logée à meilleure enseigne : la mise en service d’une nouvelle ligne à haute tension peut durer des décennies. Pour le projet Chippis-Mörel, sauf prolongation, il aura fallu en tout cas 24 ans pour que l’électricité circule en 2025. Cette ligne doit un jour transporter l’énergie hydraulique valaisanne vers les centres urbains du Plateau suisse. Sans le nouveau réseau, la capacité hydroélectrique déjà installée ne pourra être exploitée que de façon incomplète. Au vu des conditions-cadres, il n’est pas surprenant que les groupes électriques suisses préfèrent s’engager à l’étranger.

Le barrage de Moiry, dans le Val d’Anniviers, 148 mètres de haut, détenu par Alpiq (Gabor Koszegi, Unsplash)

La Suisse devrait pourtant aller de l’avant de toute urgence pour garantir la sécurité d’approvisionnement. Depuis des années déjà, l’Office fédéral de la protection de la population identifie – dans un rapport mis à jour régulièrement – qu’une pénurie d’électricité représente le plus grand risque pour la Suisse. Dans ce contexte, le rôle de l’Etat est ambigu. D’un côté, il booste la demande en encourageant l’électrification de la mobilité et des pompes à chaleur avec des dizaines de subventions et une armée de conseillers en énergie, rémunérés avec l’argent public. De l’autre côté, il freine l’offre par des réglementations, laissant d’importants projets de développement à l’abandon.

C’est d’autant plus déroutant que la plupart des producteurs d’électricité et des gestionnaires de réseau de distribution sont détenus par les cantons ou les communes. Ils ont souvent imposé des objectifs de rentabilité à leurs entreprises, de l’argent supplémentaire étant bienvenu dans le budget de l’Etat. La gestion opérationnelle des entreprises agit donc dans un contexte de tensions entre des motivations politiques, des contraintes juridiques et des objectifs économiques.

L’exemple le plus récent qui illustre la relation entre la politique et les entreprises d’électricité est la demande d’Alpiq pour des fonds fédéraux afin de combler un manque de liquidités. C’est avant tout la forte hausse des prix de l’énergie, exigeant une couverture financière plus importante lors d’un échange d’électricité en bourse, qui a créé ce besoin. Finalement, la Confédération n’a pas eu à intervenir, car ce sont les actionnaires, s’agissant pour la plupart d’entreprises d’électricité appartenant aux cantons et aux communes, qui ont fourni des liquidités à Alpiq. La Confédération peut être soulagée, mais la boîte de Pandore de la régulation est ouverte. La problématique du «too big to fail» se pose non seulement pour la stabilité des marchés financiers, mais aussi pour l’approvisionnement en électricité.

Il n’est donc pas surprenant que des voix se soient immédiatement élevées pour réclamer une surveillance plus étroite des entreprises par les autorités publiques. La question de l’importance systémique d’une entreprise d’électricité ne se mesure pas seulement à sa taille, mais aussi à ses liens juridiques et financiers au sein de la branche, notamment ses relations d’approvisionnement. Il faut évaluer précisément la charge administrative et l’utilité d’une éventuelle nouvelle réglementation.

Ne faudrait-il pas sérieusement arrêter tout ce cirque ? En Suisse, nous jouons avec le marché de l’électricité et faisons miroiter une indépendance des entreprises qui n’existe pas en réalité. Nous avons créé une situation extrêmement préoccupante du point de vue réglementaire et devrions enfin avoir le courage d’ouvrir le marché de l’électricité et de prendre en main la privatisation des entreprises d’électricité. Parallèlement, il faut mettre en place un plan d’urgence qui garantisse, en cas de faillite d’un producteur privé d’électricité, la poursuite temporaire de l’exploitation des fonctions et des infrastructures importantes pour le système, afin d’éviter des dommages plus critiques pour l’économie nationale.

Une première étape consisterait à accroître la transparence, par exemple en rendant obligatoire la publication d’informations internes. Cela comprend notamment l’affichage de l’indisponibilité des réseaux de transport ainsi que d’autres informations sur le marché de l’électricité. L’UE a fixé un règlement relatif à l’intégrité et à la transparence du marché de gros de l’énergie (règlement REMIT). Une initiative parlementaire vise désormais à atteindre cet objectif en Suisse aussi. En raison de la dissociation grandissante du marché suisse par rapport à l’UE et de la réduction de la liquidité qui en découle, il est de plus en plus important de savoir comment les acteurs suisses se comportent sur le marché de l’électricité. Effectuer un monitoring de ces activités est de plus en plus pertinent.

C’est désormais à la politique d’agir. En critiquant les entreprises d’électricité, elle ne fait que détourner l’attention d’une responsabilité qui, en réalité, lui incombe.