En Suisse comme ailleurs, la politique monétaire vit quasiment en permanence dans l’urgence depuis l’automne 2008. On le constate notamment à la réaction de la Banque nationale suisse (BNS) lors de la hausse rapide et très forte du franc en été 2011. En assignant au cours du franc, ne serait-ce que temporairement, un niveau plancher par rapport à l’euro, la BNS s’est toutefois éloignée de l’objectif premier de la politique monétaire, qui est de veiller à la stabilité des prix.

Parce qu’elle est quasiment la seule à disposer de l’indépendance institutionnelle, de la flexibilité et de la capacité d’action nécessaires, c’est essentiellement à la politique monétaire qu’il est revenu de contrer la crise des marchés financiers qui avait éclaté en été 2007 pour se transformer au printemps de 2010 en une crise de l’endettement. C’est ainsi que, depuis l’automne 2008, elle agit presque en permanence dans l’urgence. En réaction à l’effondrement de la banque d’investissement Lehman Brothers, les principales banques centrales de la planète ont dès cette date réduit spectaculairement leurs taux directeurs et généreusement approvisionné le système bancaire en liquidités. En Suisse, par exemple, le Libor à 3 mois (taux de référence) est tombé de 3% en septembre 2008 à moins de 0,5% au début de 2009. Depuis lors, les taux d’intérêt restent figés à des niveaux plancher record aux États-Unis comme en Europe. Chez nous, le Libor à 3 mois a encore reculé depuis 2009, tombant à 0,175% en juillet 2011, puis au-dessous de 0,05%, soit presque à zéro, un mois plus tard. Un prochain retour aux taux d’avant la crise semble actuellement peu probable.

Priorité initiale: sauver le système financier

La baisse des taux directeurs décidée par les banques centrales en automne 2008 visait principalement à stabiliser le système financier, au détriment toutefois de la stabilité des prix, laquelle demeure l’objectif premier de nombreux instituts d’émission. Plus tard, lorsque la distorsion des marchés monétaires s’est répercutée sur l’économie réelle, les instruments classiques de stimulation conjoncturelle étaient pratiquement épuisés. Pour la Suisse, ce n’était pas encore très grave puisque, après le recul brutal du commerce extérieur intervenu entre le 3e trimestre 2008 et le 1er trimestre 2009, la situation économique se redressait assez vite, grâce surtout à la «locomotive» allemande. Contrairement à l’étranger, où les gouvernements avaient adopté des programmes de relance budgé-taire parfois très lourds, les mesures conjoncturelles prévues par le Conseil fédéral en cas de nécessité demeurèrent en grande partie à l’état virtuel du fait de la reprise plus rapide que prévu de l’économie helvétique. Parallèlement à cela, la réglementation du chômage partiel – pourtant souvent critiquée – fit merveille pour stabiliser provisoirement l’emploi, dans les branches exportatrices surtout.

Une première intervention en 2010 avec un gonflement massif du bilan

Sur cette reprise économique du 2e trimestre de 2009 planait toutefois l’épée de Damoclès d’une valorisation continuelle du franc, qui menaçait de briser l’élan conjoncturel. Depuis l’été 2009, tous les pronostics autorisés présentent le brusque renforcement du franc comme un risque conjoncturel majeur. Il était prévisible que la demande de franc – considéré comme une valeur refuge assise sur des fondamentaux solides: stabilité des prix, dette explicite et implicite, chômage, balance des opérations courantes, croissance économique – allait progresser en raison directe de l’aversion croissante au risque observée dans la zone euro. Après l’éclatement de la crise grecque au printemps 2010, le franc a commencé à s’apprécier rapidement par rapport aux monnaies de nos principaux partenaires commerciaux. Soucieuse de conjurer un risque déflationniste de plus en plus concret, la BNS est intervenue sur le marché des devises. En procédant à des achats massifs de devises (pour plus de 130 milliards de francs), elle a fait passer son bilan de 200 à plus de 300 milliards de francs en trois mois seulement. Par contraste, la monnaie banque centrale proprement dite n’a progressé que d’un montant relativement modeste: 37 milliards de francs, suite à des mesures de stérilisation. Malgré cette opération massive sur les devises, le franc ne s’est pas stabilisé très longtemps. Entre mai et septembre 2010, sa valeur s’est accrue de plus de 7% en termes réels pondérés en fonction du commerce extérieur. Cela a provoqué certaines critiques du public à l’égard de la BNS, dont la communication peu convaincante sur les objectifs de ces interventions soulevait, il est vrai, des questions.

Par la suite et jusqu’en août 2011, la BNS a renoncé à intervenir comme au printemps 2010. Elle a pu réduire son bilan à quelque 250 milliards de francs – un niveau proche de celui du printemps 2009 – en épongeant des liquidités principalement par l’émission de titres de créance (bons de la BNS). Elle a aussi ramené ses avoirs en devises à moins de 190 milliards de francs (240 milliards en mai 2010).

Été 2011: augmentation de la monnaie banque centrale

Comme indiqué plus haut, l’instrument des taux directeurs – considéré par la BNS comme un outil de politique monétaire majeur pour influer sur les agrégats macroéconomiques – était déjà très émoussé peu de temps après l’éclatement de la crise des marchés financiers. Pour lutter contre la surévaluation du franc qui s’est aggravée durant l’été 2011, la BNS a dû, comme au printemps 2010, recourir à des mesures et des instruments non conventionnels.

La montée des tensions subie par la politique monétaire en 2011 s’observe à travers l’évolution de l’indice des conditions monétaires (MCI, voir graphique 1). Celui-ci montre d’abord un léger assouplissement, avant un brusque durcissement à partir de juin/juillet 2011, sous l’effet quasi exclusif de la forte et rapide appréciation du franc 4. Début août 2011, la hausse du franc – alimentée par l’incertitude grandissante prévalant dans la zone euro et aux États-Unis, d’une part, et par la demande due au manque de sécurité des autres instruments de placement, d’autre part – l’amenait presque à la parité avec l’euro. Sur la base de la plupart des critères habituels, le franc apparaissait massivement surévalué, ce qui est extrêmement critique pour une économie nationale aussi tributaire que la nôtre des exportations.

Dans un premier temps, la BNS a réagi à cette «surévaluation absurde» en appliquant les recettes de la politique monétaire classique. Au début août, elle abaissait encore la marge de fluctuation du Libor, déjà très basse, de 0 – 0,75% à 0 – 0,25%, ce qui, à ce niveau proche de zéro, ne pouvait avoir au mieux qu’un effet psychologique. Parallèlement, elle s’employa à porter en trois étapes de 30 à 200 milliards de francs, entre le 3 et le 17 août, les dépôts à vue des banques commerciales, d’abord en ne réémettant pas ou en rachetant les bons de la BNS à échéance courte, ensuite en effectuant des swaps sur devises supplémentaires. L’accroissement des dépôts à vue a augmenté d’autant le volume de monnaie banque centrale, ce qui devait indirectement affaiblir le franc en augmentant l’offre en numéraire. C’est, toutefois, l’attitude des banques commerciales qui détermine si ce surcroît de liquidité est injecté dans l’économie. Or, la demande de crédits des ménages comme des entreprises est restée plus ou moins constante, si bien que ces banques ont laissé leurs liquidités en dépôt à la BNS, avec pour conséquence étonnante que le secteur bancaire couvre aujourd’hui plus de 1900% de ses obligations en termes de réserves obligatoires. Cette masse extraordinaire de liquidités a néanmoins détendu la situation sur le marché interbancaire, les banques commerciales n’étant plus contraintes de se couvrir directement auprès de la BNS. Autre heureux effet de cette surabondance: une nouvelle baisse du taux au jour le jour, qui est même tombé en août au-dessous de zéro en moyenne mensuelle, réduisant encore davantage l’attrait des dépôts en francs, du moins pour le très court terme.

Fixation d’un taux plancher

Dans un premier temps, l’action de la BNS a été efficace, puisqu’en quelques jours seulement, les conditions monétaires se sont adoucies et que le taux de change nominal de l’euro s’est affaibli. Le taux d’intérêt de référence se trouvait désormais proche de zéro et pratiquement rivé à ce niveau, tandis que l’offre de monnaie banque centrale avait pris de telles proportions qu’il n’était plus concevable de l’augmenter encore. Les conditions d’une escalade vers l’ultime recours en matière de politique monétaire se trouvaient alors réunies. Sur les trois instruments dont dispose la Banque centrale pour piloter l’économie – offre d’argent, taux directeur et taux de change –, il ne restait plus que le dernier.

En effet, l’affaiblissement du franc obtenu grâce aux deux premières mesures s’est vite révélé éphémère. Aux premiers jours de septembre, la valeur extérieure du franc et, avec elle, la rigueur des conditions monétaires sont repartis à la hausse. Dans le même temps, les pressions politiques se sont considérablement accrues: elles demandaient que l’on réagisse à la surévaluation du franc et surtout que les entreprises retrouvent un minimum de sécurité dans leur planification, que l’évolution des changes mettait à mal. Le 6 septembre 2011, enfin, la BNS annonçait qu’elle fixait un cours plancher de 1,20 franc pour un euro, proclamant du même coup son intention de défendre fermement cet objectif en achetant au besoin des quantités illimitées de devises.

Perspectives

L’instauration d’une limite de change inférieure a surtout été critiquée par la presse anglo-saxonne, qui a reproché à la Suisse d’appliquer ainsi une politique protectionniste et de se défausser du risque de défla-tion sur l’étranger. Ceux-ci ne tenaient pas compte du fait que la BNS avait laissé le franc se revaloriser de 25% en termes réels depuis mai 2010 et même de près de 30% depuis octobre 2008. Si la banque centrale n’était pas intervenue en août et en septembre 2011, l’économie suisse serait tombée très vite en récession, avec probablement de lourdes conséquences pour ses capacités à long terme (désindustrialisation). On peut se demander, au contraire, pourquoi la BNS a attendu si longtemps avant d’intervenir alors qu’il devenait clair dès la mi-août 2011 que la valeur du franc avait rompu ses amarres.

Le fait que la BNS n’ait pratiquement pas été contrainte jusqu’ici d’assurer par des achats de devises le cours minimum fixé provient, indépendamment de la crédibilité et de la détermination de son annonce, de deux autres facteurs:

1. Le secteur bancaire dispose en ce moment de liquidités suffisantes pour pouvoir répondre à une éventuelle augmentation de la demande de francs sans devoir se tourner vers la BNS;

2. La situation monétaire actuelle invite aux opérations de portage (carry trade), qui devraient en principe exercer une pression sur le franc. Avec le différentiel de rendement actuel – plus de 1,5% sur 12 mois par rapport à l’Allemagne, par exemple – contracter un crédit en francs (monnaie de financement) pour le placer en emprunts allemands à taux fixe est très lucratif compte tenu de la disparition quasitotale du risque de change. En cas de sortie massive de capitaux à l’étranger, la BNS ne serait plus contrainte, comme dans un système de changes fixes, de relever le taux directeur pour conserver une parité. Au contraire: l’affaiblissement du franc qui découlerait de ces sorties serait le bienvenu. La BNS pourrait même maintenir ses taux bas dans la durée, sans mettre ainsi en danger le bonus sur taux d’intérêt. Cela dit, pour qu’on assiste à des sorties de capitaux susceptibles de faire baisser le franc, il faut d’abord que l’incertitude qui affecte la zone euro se dissipe.

À l’inverse, le régime actuel de taux de change plancher permettrait à la BNS d’augmenter les taux d’intérêt dans le pays plus rapidement qu’à l’étranger si, par exemple, l’inflation devait brusquement se réveiller. Il est toutefois difficile d’identifier aujourd’hui des facteurs d’inflation. Une rapide expansion du volume des crédits bancaires paraît peu probable pour plusieurs raisons. D’abord, le taux de change plancher est nettement inférieur à la parité du pouvoir d’achat (voir graphique 2), ce qui constitue un problème de taille pour les exportateurs suisses; c’est pour cette raison que la plupart des prévisions annoncent un refroidissement conjoncturel dans les mois à venir. Le taris-sement de l’immigration qui en découlerait devrait également peser sur la demande de crédit – notamment hypothécaire. Les banques attendent, en outre, ou mettent en place des prescriptions renforcées sur les fonds propres et sont donc peu enclines à gonfler la masse de leurs crédits. Enfin, la BNS pourrait, en cas de tendance inflationniste marquée, absorber des liquidités à temps soit par des mesures de stérilisation comme au printemps 2010 (émission d’obligations), soit, à l’extrême, en durcissant les dispositions relatives aux réserves minimales des banques commerciales.

Conclusion

Le cours plancher du franc ne limite pas irrémédiablement la capacité de manœuvre de la BNS. Elle est même parfaitement en mesure de soutenir un tel régime dans la durée. La souveraineté monétaire de la BNS en a, toutefois, incontestablement souffert, puisqu’elle ne peut plus jouer de toute la panoplie de ses instruments en fonction des nécessités et des appréciations du moment. La BNS a tout de même bien fait de fixer un cours plancher et cette décision courageuse a permis de neutraliser au bon moment des initiatives inopportunes, comme le projet visant à limiter la circulation des capitaux. C’est surtout l’évolution de la zone euro qui déterminera l’instant où il sera possible de se distancer du régime actuel de pilotage de l’économie suisse par le seul outil du taux de change. Il ne faut, pour autant, pas s’attendre à ce que la BNS renonce à une limite de change inférieure. Elle attendra au contraire que le taux de change effectif s’en écarte progressivement, comme ce fut le cas en 1978 (voir graphique 3), et que les autres outils (taux directeur et masse monétaire) puissent retrouver du jeu, pour parler d’une normalisation et d’un retour à une politique monétaire conventionnelle. Il est également possible, sur la base des différentiels d’inflation, que la parité des pouvoirs d’achat se rapproche peu à peu du taux de change nominal et qu’elle tombe même sous cette limite. Le cours plancher se trouverait alors trop élevé et devrait être abaissé, une opération qui n’irait pas sans quelques frictions. Un tel cas pourrait se produire si la crise de l’endettement de la zone euro entraînait une crise monétaire et une dévalorisation spectacu-laire de l’euro, et pas seulement à l’égard du franc.

Une question de fond se pose avec de plus en plus d’insistance: jusqu’où et jusqu’à quand un petit pays, dont la politique économique est axée sur la stabilité, peut-il mener sa propre politique monétaire? Dans ce débat, il faut aussi se demander dans quelle mesure le concept de politique monétaire appliqué jusqu’ici ne devrait pas être adapté aux réalités nouvelles.

Cet article est paru dans «La Vie économique» 17 du février 2012.