En apparence, le modèle suisse serait peu favorable aux innovations. Or, contre toute attente, le modèle helvétique fonctionne à merveille et parvient à des résultats comparables à ceux qui ont fait le succès de la Californie.
En premier lieu, il faut commencer par la genèse: la Silicon Valley, avec ses nombreuses start-up, qui sont rapidement devenues des leaders mondiaux dans leur domaine, a, depuis des décennies, impressionné le monde entier par sa réussite économique. Ce modèle d’innovation performant existe dans la région de San Francisco. En quoi consistait-il?
Au centre de ce modèle, il y a d’abord des jeunes gens bourrés de talent et d’idées, issus des meilleures universités californiennes. Puis un afflux de capital-risque leur a permis de créer rapidement des entreprises appelées start-up. Ensuite un système d’intéressement au succès: les stock-options attirent les meilleurs du monde entier. De plus, l’industrie du capital-risque n’a pas seulement fourni l’argent mais aussi la compétence entrepreneuriale et commerciale.
Voilà résumée, en quelques mots, la Silicon Valley qui a eu un tel succès que, dans la plupart des pays, une volonté politique volontariste de reproduire à la lettre tous les éléments fondateurs du modèle a été mise en place. Il s’en est suivi un véritable modèle de politique de l’innovation basé sur les cinq éléments suivants:
- Renforcement de la recherche «orientée» dans les universités pour atteindre un niveau économiquement compétitif sur le plan international.
- Création de conditions de transfert technologique des universités vers le marché.
- Construction de nombreux parcs technologiques ou autres «incubateurs» proches des laboratoires.
- Mise en place d’un dispositif d’encouragement et d’aide à l’entrepreneuriat sous forme de cours, de coaching, de fonds de démarrage, de concours à l’innovation et de prix d’encouragement avec parfois, à la clé, de nouvelles lois et une injection d’argent public.
- Enfin, création d’une véritable industrie du capital-risque.
Ce dispositif de développement économique a vu le jour au cours des années 1990 dans la plupart des pays occidentaux ou émergents. Toutefois, ce déploiement massif de mesures ciblées n’a pas donné les résultats escomptés, et ces derniers ont même été parfois de cuisants échecs comme dans le cas de Sophia Antipolis. On peut dire aujourd’hui que cette politique délibérée fut largement un ratage – sauf en Suisse! En effet, notre pays est depuis quelques années considéré comme le pays le plus innovant du monde (voir le graphique ci-contre). Mais avons-nous vraiment appliqué ce modèle?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’analyser les données répondant aux cinq critères du modèle de la Silicon Valley.
D’abord au niveau des hautes écoles (EPFL, universités et hautes écoles spécialisées), le classement de Shanghai montre l’excellence de notre éducation au niveau tertiaire. Ensuite, le transfert technologique est en place: chaque haute école et chaque laboratoire national possède son office de transfert et parfois son parc technologique. Le dispositif d’encouragement et d’aide à l’entrepreneuriat est également massivement présent. Pourtant, un élément fondamental fait défaut: l’industrie du capital-risque est, en comparaison internationale, tout à fait insuffisante, voire insignifiante. En conséquence, les start-up créées, pourtant en nombre suffisant, ont une longue vie mais elles peinent à grandir et à s’affirmer en devenant publiques: IPO. En fait, elles créent relativement peu d’emplois. Il apparaît donc clairement que la Suisse n’a pas vraiment suivi le modèle de la Silicon Valley. Pourtant, cela marche, même plutôt bien. Qu’avons-nous donc réellement fait?
Le «secret du modèle suisse» est complexe, décentralisé et sans planification. Il est fait d’itérations, d’interactions et d’émulations et s’éloigne très nettement du modèle californien.
Contrairement à la grande majorité des Etats, il n’y a pas de véritable master plan en Suisse. L’intervention de l’Etat central se contente d’insuffler de l’argent en amont dans le processus d’innovation. Concrètement cela signifie, d’une part, que les programmes de recherche et d’innovation favorisent toujours une approche bottom up. On sollicite les projets depuis la base et l’on répond ainsi aux besoins des acteurs de l’innovation. D’autre part, l’Etat n’injecte de l’argent qu’au niveau des institutions académiques. C’est donc une politique push qui pousse en quelque sorte les chercheurs du public vers le privé. En ce sens, c’est une politique opposée à celle suivie par la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou même les Etats-Unis, qui lancent de grands programmes nationaux comme l’aérospatial, le nucléaire, l’armement, la mobilité (train à grande vitesse, automobile), l’informatique, les énergies renouvelables, etc. Ce faisant, les Etats demandent aux entreprises de tirer avec elles le monde académique (pull strategy). Les Etats interviennent ainsi en aval du système de l’innovation avec des politiques top down.
La prime à l’autonomie
Dans le système suisse, on favorise clairement l’autonomie et la responsabilité des acteurs de l’écosystème de l’innovation. Ce sont eux qui sont responsables et non l’appareil étatique. Ainsi, contrairement à la plupart des pays avancés ou émergents, la part du privé dans le financement total allant à l’innovation est nettement supérieure à celle du public.
Comme les acteurs jouent un rôle clé dans le système de l’innovation suisse, l’argent public s’investit dans les choix des plus actifs ou des plus nombreux. Ainsi les sciences de la vie ont pris la grosse part du gâteau. Plus de 8 milliards sont de fait dépensés en Suisse chaque année dans la pharma, la biotechnologie, la médecine ou encore le medical device. Mais l’effet de spill-over de ce choix a des répercussions sur d’autres secteurs, entraînant dans son sillage, par exemple, la micro-mécanique vers des développements spécifiques de la miniaturisation propre à la chirurgie, aux instruments de précision et aux prothèses.
La Suisse possède une autre particularité: c’est le nombre élevé de grandes entreprises faisant partie des 500 plus grandes mondiales. Avec seulement 0,1% de la population mondiale, plus d’une douzaine de groupes appartiennent au «Who’s Who» global. C’est 25 fois plus que la moyenne internationale. Cette particularité a des conséquences importantes dans le domaine de l’innovation. D’abord au niveau du nombre de brevets enregistrés, car comme ces derniers sont coûteux, seules les grandes entreprises sont en mesure de les déposer massivement. Ensuite, elles peuvent plus facilement développer leur propre recherche de manière indépendante vis-à-vis des autres acteurs. Enfin, en lançant des programmes de recherche, elles entraînent de facto des instituts et des laboratoires académiques sans faire appel à l’Etat.
En innovation, on distingue celles de type incrémental de celles de type rupture. Ainsi une innovation sur une machine-outil (incrémentale) est très différente de celle d’un nouveau médicament (rupture), car cette dernière tend à créer de l’inédit. La rupture nécessite en principe de gros moyens financiers comme ceux du capital-risque. Le fait qu’en Suisse l’industrie du capital-risque est si faible peut ainsi s’expliquer par le manque d’innovations de rupture – sauf évidemment dans le domaine des sciences de la vie. C’est d’ailleurs dans ce secteur qu’agissent les quelques fonds de capital-risque présents en Suisse. Actélion, notre principal succès entrepreneurial de ces dernières années, est une compagnie de biotechnologie qui a été un spin-off de Roche et qui a bénéficié de gros apports de capital-risque.
Le nombre de création d’entreprises en Suisse montre une grande faiblesse de l’esprit d’entrepreneuriat et cela tout particulièrement en comparaison avec les Etats-Unis. Et même si les conditions-cadres générales sont favorables au développement économique tant du point de vue du marché du travail, de la fiscalité, de l’accès aux capitaux que d’une économie en général florissante et d’une innovation robuste, et cela malgré des prix et des salaires élevés; cela tend à démontrer une orientation du système vers les entreprises déjà établies, notamment les grandes entreprises. On pourrait aussi, dans ce sens, évoquer un modèle de formation spécifique aux entreprises existantes qui a maintenu des deux côtés de la pyramide sociale un système d’excellence avec, d’une part, une formation duale (apprentissage) et, d’autre part, des hautes écoles académiques performantes. En effet, la formation duale (mais aussi continue) garantit un très bon niveau de formation à la base de la pyramide sociale et en même temps les jeunes Suisses peuvent, pour la plupart, avoir accès à l’une des 100 plus grandes universités du monde.
L’atout lémanique
En dernier lieu, prenons en compte l’état d’esprit en faveur de l’accès à la connaissance et à l’innovation. Très présent dans les médias: les héros en Suisse ne sont pas les footballeurs mais les scientifiques. D’ailleurs, le fait que les scientifiques y soient mieux payés que les footballeurs en dit long sur les choix de la Suisse. Cela indique bel et bien que la population et la jeunesse s’identifient aux progrès scientifiques et que les médias donnent une place importante à l’innovation et à la science. Il existe en Suisse, comme aux Etats-Unis, un vrai intérêt populaire pour le savoir et la science.
Et la métropole lémanique dans tout cela? Longtemps considérée comme le parent pauvre de l’innovation et de la recherche, la métropole lémanique a depuis une ou deux décennies non seulement rattrapé son retard mais aussi largement dépassé Zurich, une région pourtant mondialement très performante. Les succès récents de l’EPFL dans l’attribution de 1 milliard de fonds européens pour le projet Bluebrain sur le cerveau démontrent le potentiel international de la région. Il faut s’en réjouir car les retombées intellectuelles et économiques seront nombreuses.
Cet article a paru dans «Le Temps» du 18 mars 2013. Avec l’aimable autorisation du journal. Un grand merci à Raphaëlle Vannay et à «Le Temps» pour l’autorisation à partager l’infographie animée sur notre site!