La politique agricole suisse actuelle a un impact non seulement sur les contribuables, les consommateurs et les agriculteurs, mais aussi sur l’environnement. C’est ce que Patrick Dümmler, responsable de recherche Suisse ouverte, avait déjà montré dans son étude Une politique agricole d’avenir ainsi que dans l’actualisation du registre des privilèges de l’agriculture suisse. Patrick Dümmler a été interviewé par Isabelle Bamert sur les conséquences environnementales de la politique agricole suisse.
Isabelle Bamert : Monsieur Dümmler, pour quelle raison avez-vous enquêté sur cette industrie en particulier ? Ce n’est pourtant pas exactement la plus grande industrie de Suisse.
Patrick Dümmler: C’est exact, elle contribue à environ 0,6 % de la valeur ajoutée de la Suisse dans son ensemble. Mais contrairement à sa petite taille économique, son poids politique est élevé. Par exemple, les lobbyistes agricoles empêchent la conclusion de nouveaux accords de libre-échange qui seraient importants pour notre industrie d’exportation. A cela s’ajoutent les effets écologiques négatifs de la politique agricole suisse. Aucun des 13 objectifs environnementaux constitutionnels en matière d’agriculture n’est réellement atteint malgré les milliards dépensés par les contribuables dans la politique agricole.
Il est surprenant que le groupe de réflexion libéral Avenir Suisse s’intéresse aux dommages causés à l’environnement. Pourquoi est-ce un sujet de préoccupation pour vous ?
Il y a une grande incompréhension, surtout dans les cercles de la Gauche et des Verts, qui pensent que c’est contradictoire. Etre libéral, c’est également assumer les coûts qui sont entraînés. Concrètement, cela signifie que ceux qui induisent des coûts environnementaux doivent également les payer. En termes économiques, on nomme cela l’internalisation des coûts externes.
Vous affirmez que les cercles de la Gauche et des Verts n’ont pas encore compris cela. Ce principe a-t-il alors trouvé écho auprès des politiciens bourgeois ?
Pas encore partout. Il y a des hommes politiques qui se disent bourgeois mais qui sont proches du secteur agricole ou même qui en font partie. C’est dans ce contexte qu’ils ne votent absolument pas de manière libérale lorsqu’il s’agit de décisions concernant la politique agricole. Par conséquent, tous les politiciens bourgeois ne sont pas libéraux dans les faits. J’ai évoqué tout à l’heure l’exemple des cercles de Gauche et des Verts, car ils diabolisent souvent notre groupe de réflexion libéral.
Que signifierait concrètement l’internalisation des coûts externes ? L’éleveur de bétail lucernois qui répand son lisier devrait-il donc payer lui-même l’oxygénation du lac de Baldegg surfertilisé ?
Oui, car il cause des dommages que la collectivité publique, c’est-à-dire nous-mêmes contribuables, devons à présent supporter. Sans les mesures techniques d’oxygénation qui ont été financées par des taxes durant des décennies, l’utilisation du lac ne serait plus possible. Par conséquent, l’éleveur devrait payer lui-même ces coûts supplémentaires puis les répercuter sur les prix des produits à l’attention des consommateurs. Comme alternative, il pourrait décider soit de réduire le nombre d’animaux à un niveau écologiquement acceptable soit d’abandonner complètement l’élevage et de se tourner vers d’autres productions. Une telle internalisation des coûts nécessiterait bien sûr des périodes transitoires et, si nécessaire, une prise en compte sociale temporaire qui pourrait être alimentée par les budgets agricoles existants.
Les conditions-cadres politiques devraient donc être modifiées afin de garantir que l’agriculture la plus dommageable ne soit plus soutenue.
Absolument. Pour rester dans l’exemple des élevages de bétail : s’il y a trop d’exploitations sur un territoire donné, l’environnement en souffre. C’est la forte concentration localisée qui l’engendre. Une plus petite quantité pourrait être absorbée par la nature. C’est là que nous devons être orientés par une réflexion économique, car le véritable prix d’un produit ne devient apparent que lorsque les coûts externes sont inclus.
La Confédération distribue chaque année près de 3 milliards de francs en paiements directs. Où cet argent finit-il ?
En gros, le revenu des paysans s’élève à peu près au même montant que les paiements directs. Cela signifie donc, à contrario, qu’ils dépensent les revenus générés avec la production pour des intrants tels que les semences, les engrais et les pesticides, mais aussi dans les salaires ou l’amortissement des machines.
Il y a toute une industrie qui gagne de l’argent…
Oui, tout le complexe de l’agrobusiness en bénéficie. En Suisse, les agriculteurs sont pressés de deux côtés – en amont et en aval de la chaîne de production. Il y a beaucoup moins de concurrence qu’à l’étranger. En ce qui concerne les intrants, c’est essentiellement la Fenaco qui fournit ce dont les exploitations ont besoin. Et du côté des achats, les deux détaillants Migros et Coop dominent largement le marché. Lorsque vous parlez aux exploitant-e-s, vous les entendez dire combien il est difficile de trouver de nouveaux canaux d’approvisionnement et de vente.
Cela signifie donc que les agriculteurs paient trop cher les intrants parce qu’il n’y a pas de marché libre. D’autre part, ils obtiennent trop peu pour leurs produits car il n’y a pas de marché libre.
Tout du moins, à mon avis, il y a clairement trop peu de concurrence sur ces marchés. En défendant le statu quo, le lobby agricole protège également l’ensemble du complexe de l’agrobusiness contre le changement. Cela ne peut pas être la volonté de la plupart des agriculteurs. Le capital sympathie encore important au sein de la population envers l’agriculture ne doit pas servir à obtenir encore plus de subventions, mais à faire connaître aux consommateurs la valeur ajoutée des produits locaux. La manière dont cela se fait à présent est hypocrite. Tout le monde connaît toutes les belles publicités pour la viande, les fruits ou le sucre de Suisse. L’imaginaire d’une agriculture qui serait un monde idéal – où l’on voit des vaches avec des cornes sur de vertes prairies et des enfants jouant avec des animaux de ferme surplombés d’un soleil radieux – n’a que peu à voir avec la réalité. Pourtant, nous avons une agriculture en partie industrielle que personne ne veut décrire comme telle. Ce secteur a besoin des agriculteurs comme clichés pour obtenir plus d’argent des contribuables grâce à des leviers politiques. Mais ensuite, l’argent finit dans les mains de l’agrobusiness et non dans les fermes.
D’un point de vue environnemental, il est par exemple exaspérant que Proviande bénéficie de subventions pour stimuler les ventes de viande par le biais de la publicité.
Il faut s’interroger de manière plus critique sur ce point. Chaque soir, les consommatrices et consommateurs assistent à des publicités d’un monde idéal qui est cofinancé en grande partie par leurs propres contributions fiscales. En revanche, ce problème ne se pose pas seulement dans le cas de Proviande, mais aussi dans toutes les organisations du secteur agricole en général. En fin de compte, nous utilisons nos impôts pour financer notre propre lavage de cerveau qui nous donne le sentiment que la nourriture produite en Suisse est toujours meilleure que celle produite à l’étranger. C’est bien sûr faux dans l’absolu. Mais à cet égard, je suis optimiste. De plus en plus de citoyennes et citoyens ont compris ce qui se cache réellement derrière ce message publicitaire idyllique. J’en veux pour preuve le flot d’initiatives sur les questions agricoles. Ce lavage de cerveau des lobbyistes agricoles atteint ses limites en termes de démocratie directe… et c’est une bonne chose.
La politique agricole actuelle est très réglementée. Les organisations environnementales affirment que ces conditions-cadres doivent être définies de manière écologique. Êtes-vous d’accord ?
Pas vraiment, car cela signifierait probablement le maintien du niveau actuel de soutien financier simplement complété par des exigences plus écologiques. En revanche, je pense que les subventions devraient être réduites à presque zéro à moyen et long terme. Aujourd’hui, les apports financiers étatiques représentent environ 50 % du revenu agricole. Ainsi, un franc sur deux que l’agriculteur a en poche provient de nous, les contribuables. C’est beaucoup plus que dans d’autres pays et presque unique au monde. Nous voulons réduire ce niveau élevé de soutien et sommes convaincus que cela serait également meilleur pour l’environnement. Après tout, de nombreuses exploitations agricoles sont aujourd’hui dirigées par les subventions plutôt que par les caractéristiques naturelles de leur territoire.
Cependant, si la paysannerie ne reçoit plus de paiements directs, ses produits deviendront beaucoup plus chers et seront donc encore moins compétitifs…
L’agriculture suisse devrait se concentrer sur les produits pour lesquels elle peut offrir une valeur ajoutée et obtenir un prix plus élevé – par exemple, les spécialités régionales produites écologiquement. Elle ne produirait alors plus tout, mais seulement ce pour quoi elle est particulièrement adaptée. Le reste, à savoir les produits complémentaires, serait importé. L’Autriche en est un très bon exemple : lors de son adhésion à l’UE, elle a dû réduire le niveau de ses subventions à celui de l’Europe. Les agriculteurs ont réagi et se sont spécialisés. Aujourd’hui, l’Autriche est appelée l’épicerie fine de l’Europe. La Suisse a en fait une opportunité très similaire, mais elle n’est pas du tout ou que trop peu pratiquée, car la politique agricole surréglementée actuelle fait obstacle à cette opportunité.
L’opposition politique à une telle stratégie risque d’être énorme. Ne serait-ce qu’en raison du niveau d’autosuffisance qui s’effondrerait…
La Suisse n’est pas un pays autosuffisant et ne l’était même pas pendant la Seconde Guerre mondiale. Même à l’époque, nous importions de la nourriture d’Europe. La bataille dite des champs (Plan Wahlen) – souvenons-nous du champ de pommes de terre de la Sechseläutenplatz à Zurich – n’a guère contribué à augmenter le degré d’autosuffisance et a plutôt été un signal de persévérance pendant la guerre. Au lieu de mettre la priorité sur le degré d’autosuffisance, l’accent politique devrait plutôt être mis sur la sécurité de l’approvisionnement. Pour ce faire, nous devons premièrement diversifier le plus possible les sources d’approvisionnement, par exemple par le biais du libre-échange des produits agricoles avec d’autres pays. Il existe d’ailleurs un certain nombre de produits en provenance de l’étranger qui présentent un meilleur bilan écologique que ceux issus de nos régions. Ce n’est pas tant le transport qui importe, mais le fait qu’un produit alimentaire soit cultivé d’une manière appropriée là où il est cultivé. Deuxièmement, en Suisse, nous devrions conserver et maintenir la fertilité des sols dans la mesure où nous pourrions les utiliser efficacement en cas de crise. Aujourd’hui, dans de nombreuses régions, nous avons des méthodes de production intensives qui entraînent le lessivage des sols. Avec un écosystème ainsi endommagé, on ne peut plus produire des rendements agricoles élevés en cas de crise.
Il ne se passe presque rien en matière de politique agricole en ce moment, la Commission responsable veut suspendre la PA22+, qu’en pensez-vous ?
La vision globale du Conseil fédéral en matière de politique agricole a constitué une étape importante du point de vue libéral, mais elle a déclenché des protestations massives de la part du lobby agricole. Même la PA22+, qui a été considérablement réduite, rencontre beaucoup de résistance. Au final, le lobby des agriculteurs a essayé avec succès de faire pression sur la PA22+ pour qu’elle soit suspendue.
Cette suspension est-elle un problème d’un point de vue libéral ?
C’est un problème parce que rien n’avance. Même les plus petits pas vers une réforme sont contrecarrés, car l’Union suisse des paysans a tendance à opter pour le maintien du statu quo. Cela ne sert pas les agriculteurs. Au contraire, une telle politique de blocus entraînera un nouveau déclin de la paysannerie suisse. Dans de nombreux endroits, le lobby agricole mène une politique qui s’éloigne de plus en plus des idées libérales.
Cette interview est parue sur le site web Stop à l’agrobusiness le 2 décembre 2020.