«L’Etat ne disparaitra pas». Avec cette certitude – qu’elle soit comprise comme un espoir ou une menace –, le politique justifiait la situation intenable que la Confédération ne versait que deux tiers de ses cotisations d’employeur au deuxième pilier avant le tournant du millénaire. Les rentes promises aux futurs retraités de la Confédération n’étaient donc pas suffisamment préfinancées. Les caisses de pension fédérales étaient à découvert.

L’idée d’un Etat éternel a dû être révisée. Certes, personne ne pensait vraiment que la Confédération pourrait faire faillite un jour et ne serait plus à même de garantir les rentes promises. Mais les tâches de l’Etat changent avec le temps. Lors de l’externalisation de certaines régies fédérales telles que les CFF, Swisscom ou la Poste et donc de leurs caisses de pension, les découverts ont dû être payés. Au total, ces contributions supplémentaires aux différentes caisses de pension s’élevaient à plus de 36 milliards de francs il y a une vingtaine d’années. Une grande partie de cette somme est allée à Publica, la caisse de pension indépendante des employés fédéraux. Aujourd’hui, cette dernière affiche un taux de couverture de plus de 100%. Cela signifie que les promesses de paiement futurs sont couvertes par les avoirs de la caisse de pension.

Figure 1. Les caisses de pension cantonales : l’essentiel du découvert dû aux caisses en capitalisation partielle

Si Publica a connu un dénouement positif, de nombreuses autres caisses de pension publiques au niveau cantonal et communal restaient confrontées à des problèmes similaires. Le sous-financement était parfois frappant, avec un taux de couverture inférieur à 60%. Avec la réforme dite structurelle en 2010, le législateur a tenté de changer la situation et de faire couvrir les promesses de paiement. Toutefois, certaines caisses de pension publiques étaient tellement sous-financées que leur capitalisation complète et rapide, c’est-à-dire l’atteinte d’un taux de couverture d’au moins 100%, aurait mis les finances publiques à rude épreuve. En guise de «solution», un assouplissement significatif des exigences a été proposé : désormais, un taux de couverture de 80% est suffisant, et pour y parvenir, les caisses de pension concernées ont jusqu’en 2052 (!) – à condition que l’Etat (c’est-à-dire le canton ou la commune concerné) émette une garantie explicite pour protéger les futures rentes de ces caisses. C’est ce qu’on appelle la capitalisation partielle. Sans ces garanties de l’Etat, les caisses de pension publiques doivent atteindre leur capitalisation totale dans les dix ans suivant l’entrée en vigueur de la réforme, c’est-à-dire d’ici 2022.

Des chemins différents

Cette réforme structurelle a mis beaucoup de choses en mouvement. Dans certains cas, elle a débouché sur une intervention massive. Quelques caisses ont procédé à des réductions de rentes, ont augmenté l’âge réglementaire de la retraite ou les cotisations salariales. Mais quels sont les effets de ces mesures sur la situation des caisses de pension publiques ?

En 2011, il manquait quelques 30 milliards de francs nécessaires pour une capitalisation complète des caisses de pension cantonales – un véritable signe de la nécessité d’une réforme structurelle. En outre, certains cantons ont «embelli» leurs besoins en capital en appliquant des taux d’intérêt techniques irréalistes (ceux-ci sont utilisés pour calculer la valeur actuelle des obligations de paiement futures). Corrigé de cet effet, le découvert se montait en 2011 à 36,1 milliards de francs. Le choix de l’option «capitalisation partielle» – principalement par les caisses de pension des cantons de Suisse occidentale – a réduit le besoin en capital en 2012 à 17,4 milliards de francs. La plus grande partie de ce montant (10,9 milliards de francs) incombait encore aux caisses de pension en capitalisation partielle, même si celles-ci ne devaient satisfaire qu’un taux de couverture de seulement 80%.

Ce tableau n’a pas beaucoup changé ces dernières années. Fin 2018, le capital manquant pour garantir un taux de couverture de 100% s’élevait à 36,8 milliards de francs suisses, ce qui est même légèrement supérieur au montant de 2011. Seule la composition de cette dette a changé. La «dette» des caisses en capitalisation partielle a continué de croître pendant cette période, alors que les caisses entièrement capitalisées ont pu réduire la leur de moitié (voir figure 1). Pour les dix caisses cantonales ayant opté pour une capitalisation partielle, leurs cantons respectifs sont tenus de garantir les obligations de paiement. Fin 2018, cette garantie explicite de l’Etat couvrait des encours d’un montant total de 29 milliards de francs.

Ces chiffres n’incluent pas encore les caisses des communes. La situation n’y est guère plus rose. Rien que pour les caisses de pension des dix plus grandes villes suisses, le capital requis pour une couverture complète s’élève à 4,9 milliards de francs à la fin de 2018. Seules trois de ces dix villes, à savoir Zurich, Saint-Gall et Lucerne, sont en mesure de couvrir leurs promesses de paiement avec les avoirs des caisses de pension.

De grandes lacunes de couverture

Les différences entre les caisses de pension ont même augmenté depuis la réforme structurelle. Certes, quelques caisses entièrement capitalisées sont tombées (à nouveau) en dessous du taux de couverture de 100% en raison de la faible performance des investissements en 2018, mais la majorité des caisses ayant choisi la capitalisation complète ne sont plus en sous-couverture. La situation est tout à fait différente pour les caisses en capitalisation partielle. Leurs découverts se chiffrent en milliards de francs et sont à peine saisissables pour le citoyen lambda. La comparaison devient plus simple lorsque ces promesses de prestations non couvertes sont converties en francs par assuré actif (= personne active occupée) des caisses respectives (voir figure 3). Pour beaucoup, la lacune de couverture dépasse 100 000 francs par assuré. La caisse de pension du canton de Vaud est la lanterne rouge. Il faudrait y verser près de 190 000 francs pour chaque assuré actif afin d’atteindre une couverture de 100%. Dans le cas de caisses ayant choisi la capitalisation complète, mais présentant une lacune de couverture, cette dernière se situe entre 20 000 et 40 000 francs.

Figure 2. Les caisses de pension en capitalisation partielle s’améliorent peu

Le tableau est similaire pour les caisses de pension des dix plus grandes villes suisses : de petits écarts pour les caisses de pension à capitalisation complète, des écarts plus importants pour les caisses de pension à capitalisation partielle. Genève et Lausanne arrivent en queue de classement avec respectivement 134 000 et 171 000 francs suisses par assuré actif.

La solution de facilité de la «capitalisation partielle»

Le compromis visant à créer des caisses partiellement capitalisées était économiquement et politiquement compréhensible. De nombreux cantons (surtout en Suisse romande) ou communes n’auraient pas pu financer une capitalisation complète à court terme. Mais ce compromis pêchait pour deux raisons :

Figure 3. Röstigraben chez les caisses de pension

Premièrement, parce que cette décision a relâché la pression sur les caisses en capitalisation partielle, ce qui se reflète dans leur comportement. Elles affichent des résultats nettement inférieurs à celles de leurs homologues entièrement capitalisées dans presque tous les indicateurs, du taux de couverture au taux d’intérêt technique. La décision des cantons de viser l’horizon lointain de 2052 est conforme à la loi. Toutefois, elle ne résout pas le problème de sous-couverture des caisses publiques. Le financement de ce déficit sera reporté sur la prochaine génération.

Deuxièmement, des incitations négatives ont été créées. Certains cantons ont exploité les failles du système. Par exemple, le taux de couverture de la caisse de pension de Bâle-Ville était de 99,4% en 2012, mais au lieu de la restructurer une fois de plus, les Bâlois se sont contentés de viser l’objectif de capitalisation partielle pour des raisons de commodité. Alors que d’autres caisses de pension sont intervenues massivement pour assurer la capitalisation complète, la caisse de pension de Bâle-Ville a «dépassé» sans aucun effort le taux de couverture cible de 80% et a perdu de vue le véritable objectif : la couverture complète des promesses de paiement faites aux futurs retraités.

Le refus d’aspirer à la capitalisation complète implique un transfert de la dette vers la génération suivante, les enfants et petits-enfants de la population active. Il y a également un manque de transparence, car les coûts des promesses de prestations ne sont pas directement visibles. En effet, seules 80% d’entre elles doivent être couvertes par le principe de capitalisation. Les 20% restants sont financés par répartition, un système exogène au deuxième pilier. En outre, avec une capitalisation partielle, la caisse de pension dispose de moins de capital générateur de rendements. Ce manque à gagner devra (toutes choses égales par ailleurs) être compensé par des cotisations salariales plus élevées des employeurs (c’est-à-dire des contribuables) et des employés.

La capitalisation partielle n’est donc pas défendable à long terme. Le délai accordé est trop long, l’objectif de 80% insuffisant et la garantie de l’Etat une erreur. Les avantages de la capitalisation complète, à savoir une plus grande transparence, un financement équitable sur le plan générationnel et une plus grande contribution des rendements l’emportent clairement sur les inconvénients. Toutes les caisses de pension publiques feraient donc bien d’avancer rapidement vers l’objectif de la capitalisation complète.

Cet article a été publié dans le numéro spécial de février 2020 du magazine «Schweizer Monat» et de la fondation Valitas Sammelstiftung BVG.