Renforcer la compétitivité des entreprises suisses tout en garantissant leur liberté d’achat en Suisse et à l’étranger : tel est le principal objectif de l’initiative populaire «Stop à l’îlot de cherté – pour des prix équitables» déposée fin 2017. En cas d’acceptation, les prix des biens et services importés sont en outre censés baisser. C’est pourquoi l’initiative a aussi été présentée publiquement comme un moyen de lutter contre «l’îlot de cherté suisse». Si le Conseil fédéral a rejeté l’initiative pour des prix équitables dans son message de mai 2019, il a cependant proposé un contre-projet qui en reprend les objectifs essentiels. Le contre-projet du Conseil fédéral n’a pas reçu l’approbation du Conseil national, qui s’est prononcé en mars 2020 contre l’initiative pour des prix équitables, mais qui a adopté son propre contre-projet reprenant quasiment sans changement les revendications de l’initiative. A ce stade, le Conseil des Etats doit encore délibérer sur cet objet. Il est peu probable qu’il traite l’initiative et les deux contre-projets en discussion avant la session d’automne. On disposerait ainsi du temps nécessaire pour se pencher une fois encore sur le sujet à tête reposée et se demander si l’initiative peut effectivement tenir ses promesses et s’il est vraiment pertinent de confier des tâches de politique structurelle à la Commission de la concurrence (Comco).

Pouvoir de marché relatif et position dominante

En quoi l’initiative pour des prix équitables concerne-t-elle la Comco ? En Suisse, cet organe est responsable de surveiller les abus au sens du droit des cartels. Son rôle est d’empêcher que des entreprises dominantes sur le marché n’abusent de leur position au détriment des clients et de leurs concurrents. Dans certains pays comme l’Allemagne, toutefois, la surveillance des abus couvre non seulement les entreprises ayant une position dominante sur le marché (comme les monopolistes), mais vise également celles qui disposent d’un «pouvoir de marché relatif», c’est-à-dire celles dont dépendent certains fournisseurs ou acheteurs (voir encadré). L’initiative pour des prix équitables demande que le droit suisse des cartels soit complété par le concept de pouvoir de marché relatif et que ce concept soit lui-même élargi [1] (sur le plan technique, c’est le coeur même de l’initiative). Cela permettrait également d’agir contre les entreprises non dominantes en vertu du droit des cartels. Concrètement, les autorités de la concurrence pourraient donc aussi ouvrir une action contre les entreprises qui ont un pouvoir de marché relatif, par exemple lorsque l’une d’elles refuse des relations commerciales ou qu’elle exige des prix discriminatoires. Contrairement à la surveillance traditionnelle des abus, aucune sanction ne serait alors prévue.

Le pouvoir de marché relatif

L’avis que le pouvoir de marché relatif n’est qu’une forme affaiblie de la position dominante sur le marché semble prévaloir dans de larges cercles. Sur le plan conceptuel, le pouvoir de marché relatif n’a pourtant rien de commun avec la position dominante sur le marché. Il est question de position dominante sur le marché lorsqu’une entreprise n’est pas suffisamment disciplinée par la concurrence, par exemple parce qu’elle jouit d’un monopole. En revanche, une entreprise est réputée disposer d’un pouvoir de marché relatif si des entreprises tierces dépendent d’elle sans possibilité suffisante et raisonnable d’y échapper. Une définition universelle de ce qu’il faut entendre par «suffisant» et «raisonnable» fait défaut dans ce cadre.

La notion de pouvoir de marché relatif n’est donc pas centrée sur les rapports à l’échelle du marché dans son ensemble, mais vise la dépendance économique de certaines entreprises envers leurs fournisseurs ou leurs acheteurs. Elle permet d’intervenir dans la relation bilatérale de deux entreprises, même en l’absence de position dominante sur le marché ou lorsque la concurrence fonctionne globalement sur le marché. Par exemple, une décision controversée dans les années 1970 en Allemagne a considéré que le fabricant de skis Rossignol détenait un pouvoir de marché relatif et l’a contraint à fournir un magasin de sport spécifique, alors que Rossignol ne détenait à l’époque que 8% du marché.

 

Des critiques économiques

Le fait que le concept de pouvoir de marché relatif vise les rapports commerciaux bilatéraux pose problème. Cette approche rompt en effet avec le principe selon lequel le droit de la concurrence doit prioritairement assurer une concurrence efficace sans toutefois protéger des acteurs spécifiques. En d’autres termes, la tâche des autorités de la concurrence n’est pas de régler les litiges contractuels qui opposent les entreprises, mais d’empêcher les comportements dommageables sur le plan macroéconomique. Or, il existe un large consensus international pour admettre que seules les entreprises ayant une position dominante sur le marché sont en mesure de causer un dommage macroéconomique par leur comportement.

Du point de vue économique, le concept de pouvoir de marché relatif est donc un «corps étranger» dans le droit de la concurrence. Pourquoi est-il dès lors appliqué dans d’autres pays ? L’exemple de l’Allemagne aide à comprendre les prémisses intellectuelles du concept : l’interdiction d’abuser du pouvoir de marché relatif y a été initialement édictée en réaction à la crise pétrolière des années 1970 afin de protéger les structures de marché intérieures. L’objectif était d’empêcher que des sociétés pétrolières intégrées verticalement ne fournissent les réseaux de stations-service appartenant à leur groupe à des conditions privilégiées par rapport aux stations-service indépendantes. Il ne s’agissait donc pas de protéger la concurrence, mais de mener une politique structurelle destinée à protéger certains secteurs économiques contre le changement.

Cependant, le mélange de la politique structurelle avec la politique de la concurrence représente plutôt l’exception sur le plan
international. S’agissant de l’Allemagne, on peut d’ailleurs parler d’une exception nationale. Le droit de l’Union européenne (UE), qui permet aux Etats membres de prévoir de telles réglementations plus poussées, ne parle pas de «clause allemande» par hasard.

L’initiative peut-elle tenir ses promesses ? Est-il opportun de confier à la Comco des tâches de politique structurelle ? (Nathalia Rosa, Unsplash)

Intervention disproportionnée

En recourant au concept de pouvoir de marché relatif, les auteurs de l’initiative pour des prix équitables entendent interdire à l’avenir les différences de prix qui exploitent le pouvoir d’achat des Suisses ou les niveaux de prix différents entre la Suisse et l’étranger. Selon les initiants, le cloisonnement du marché intérieur a aujourd’hui d’une part pour effet d’inciter les entreprises étrangères à exiger en Suisse des prix supérieurs pour leurs produits : les entreprises tournées vers l’exportation, qui dépendent en amont de produits étrangers excessivement chers, subissent de ce fait un désavantage concurrentiel sur les marchés internationaux. D’autre part, les auteurs de l’initiative critiquent également la différenciation internationale des prix en soi : la ponction de la capacité de paiement des consommateurs suisses par les groupes internationaux réduit le surplus du consommateur et induit une fuite de surplus du producteur à l’étranger. Du point de vue national, il est donc légitime d’empêcher la différenciation internationale des prix.

A ce stade, on ne sait pas encore dans quelle mesure les problèmes évoqués sont réellement urgents dans la pratique. Certes, les désavantages dont pâtissent les entreprises suisses dans la concurrence transfrontalière sont publiquement déplorés depuis des années. Mais généralement, on part simplement de l’idée que les acheteurs et fournisseurs étrangers ont un pouvoir de marché relatif sans avoir jamais bien clarifié si les entreprises suisses concernées ne disposent effectivement pas d’alternatives suffisantes et raisonnables.

Quiconque veut être utile aux entreprises et aux consommateurs suisses devrait aborder la question différemment : l’origine de notre îlot de cherté réside en fait largement en Suisse même. Les plus grandes différences de prix par rapport aux pays environnants se trouvent dans le marché intérieur cloisonné, notamment dans les secteurs de la santé et de l’énergie. L’ouverture conséquente du marché (également dans le secteur agricole), l’application du principe du Cassis de Dijon [2] et la réduction continue des entraves au commerce et des réglementations seraient autant de recettes beaucoup plus efficaces contre l’îlot de cherté que l’inscription d’un nouvel article dans la loi sur les cartels.

La législation suisse sur les cartels contient déjà des instruments efficaces pour lutter contre les différences de prix dommageables. Outre la possibilité de poursuivre les abus tarifaires des entreprises qui ont une position dominante sur le marché, les accords sur les prix entre concurrents sont évidemment strictement interdits. La loi sur les cartels va même plus loin en interdisant les ententes sur les prix entre producteurs et revendeurs (accords dits « verticaux »), même dans le cas où les entreprises concernées ne disposent pas d’un pouvoir de marché. C’est pourquoi une nouvelle réglementation visant les modalités de fixation des prix par les entreprises non dominantes sur le marché représente une atteinte non nécessaire et disproportionnée à la liberté économique.

Des promesses exagérées

En outre, en cas d’acceptation de l’initiative pour des prix équitables, il est évident que la Suisse ne pourrait pas simplement reprendre la législation allemande (comme d’aucuns le prétendent souvent), mais qu’elle emprunterait une voie spéciale inédite et unique sur la scène internationale. En effet, l’Allemagne ne constitue pas un «îlot de cherté» et le concept de pouvoir de marché relatif n’est utilisé dans aucun autre pays comme «arme» contre les entreprises étrangères. On ne trouve ainsi aucune jurisprudence au niveau international qui permettrait à la Suisse de s’orienter.

La mise en oeuvre de l’initiative pour des prix équitables impliquerait d’autres défis importants. Différentes raisons peuvent par exemple expliquer qu’une entreprise étrangère demande des prix inférieurs hors de Suisse. Des différences de prix ne découlent pas nécessairement d’une «arnaque», mais peuvent correspondre à des rabais sur les quantités, à des contrats de livraison à long terme, aux risques de change ou encore à des différences entre les réglementations nationales. Il s’agirait par conséquent de clarifier dans chaque cas s’il n’existe pas des raisons compréhensibles et justifiées expliquant une différence de prix. Mais il s’agit là d’un obstacle de taille, car les entreprises étrangères ne sont pas soumises à l’obligation de coopérer
dans le cadre des procédures de droit cartellaire. Et même si une action en droit des cartels permettait d’obtenir des prix plus bas, aucune obligation ni garantie ne contraindrait les entreprises locales à les répercuter sur leurs clients.

Ce qui est inutile ne peut-il pas nuire ?

On entend fréquemment dans le cadre de discussions politiques que ce qui ne sert à rien ne saurait être dommageable. Il convient de rejeter de telles affirmations. Lorsqu’une réglementation ne présente pas d’utilité clairement positive, il faut y renoncer. Quiconque crée des normes souhaite qu’elles soient appliquées. Il serait donc naïf de penser que l’application de la nouvelle norme ne sera pas revendiquée avec véhémence. Il en résulterait un affaiblissement de la sécurité du droit, et un interventionnisme dommageable serait encouragé.

Mais en définitive, vu les ressources limitées de la Comco, le principal dommage viendrait de l’accomplissement des nouvelles tâches, réalisées au détriment de la protection traditionnelle de la concurrence, reconnue comme judicieuse. Cet aspect constitue également une différence par rapport à l’Allemagne, où les cas de pouvoir de marché relatif sont pour la plupart traités par les tribunaux civils. Or, le volet civil du droit des cartels est très peu développé en Suisse, raison pour laquelle la Comco devrait de facto s’occuper de la mise en oeuvre du nouvel article de loi. Tant que les réformes demandées depuis des années dans le domaine de l’application en droit privé de la loi sur les cartels ne seront pas réalisées, il s’agira de refuser l’introduction du concept de pouvoir de marché relatif, notamment pour des raisons inhérentes à l’économie de la procédure.

[1] Plusieurs auteurs estiment que le concept de pouvoir de marché relatif est ancré dans la loi depuis la révision du droit des cartels en 2004. Mais combattre la discrimination à l’aide du pouvoir de marché relatif serait en tous les cas nouveau et unique à l’échelle internationale.

[2] Selon ce principe, les produits conformes aux prescriptions techniques de l’UE ou d’un Etat membre de l’UE ou de l’Espace économique européen (EEE) et qui y circulent légalement peuvent être commercialisés librement en Suisse sans contrôle préalable.