Les investissements privés dans les infrastructures de transport relèvent d’une longue tradition. Au XVIIe siècle, par exemple, l’entrepreneur Kaspar Stockalper, originaire de Brigue dans le Haut-Valais, a prolongé pour son propre compte le chemin muletier du col du Simplon et a gagné une fortune grâce aux droits de douane et aux opérations d’arbitrage sur cette route commerciale alpine. Au XIXe siècle, la construction et l’exploitation du réseau ferroviaire dans de nombreux pays européens et aux Etats-Unis étaient financées et organisées par des entreprises privées. Cependant, la fragmentation de la structure de propriété entravait le développement coordonné du réseau ferroviaire et, en 1898, un référendum est organisé en Suisse pour nationaliser et fusionner les grands chemins de fer privés. De même qu’il existe divers exemples de défaillances gouvernementales en matière d’infrastructures publiques de transport, il existe des cas de défaillances du marché qui s’opposent à de «simples» privatisations sans réglementation d’accompagnement ou sans stratégie globale de réforme du secteur.
Réseau routier national autrichien : forme juridique privée et financement par les usagers
Même si l’Etat souhaite conserver la propriété et le contrôle total d’une infrastructure, il peut obtenir certains avantages des structures organisationnelles privées en externalisant les opérations sous une forme juridique privée. L’Autriche, où le financement du réseau routier longue distance a été délégué en 1992 à Asfinag, une entreprise créée à cet effet, en est un bon exemple. Bien que cette société anonyme appartienne à 100% à l’Etat, elle est organisée selon le droit privé. Asfinag est responsable de la construction et de l’entretien d’un réseau routier d’environ 2200 kilomètres de long et, depuis 1997, elle perçoit également de manière indépendante les redevances pour l’utilisation des autoroutes et voies rapides. Ses principales sources de revenus sont le péage des camions, la vente de vignettes pour les voitures et le péage spécial sur les grands axes transalpins. Elle tire également des revenus des amendes et de l’exploitation des aires de détente. Les recettes annuelles d’Asfinag dépassent ses dépenses et les bénéfices servent à rembourser d’anciennes dettes. Un cycle de financement fermé a ainsi été créé pour le réseau routier national (en dehors du budget national), avec une structure de financement transparente basée sur les redevances d’usage. En tant que société anonyme, Asfinag est largement indépendante de la politique et de l’administration et donc aussi des restrictions bureaucratiques telles que le budget public ou le droit du personnel.
L’aéroport de Zurich : renouveau grâce à une privatisation partielle
La privatisation partielle est une option si l’Etat souhaite conserver le contrôle d’une infrastructure de transport stratégique, mais qu’il souhaite en même temps des recettes de la privatisation, des capitaux privés pour l’investissement, une gestion privée et, le cas échéant, l’effet disciplinant d’une introduction en bourse.
L’aéroport de Zurich, par exemple, a été transformé en société anonyme en 2000 (l’autorité aéroportuaire de Zurich faisait auparavant partie de l’administration cantonale) et coté en bourse. En vendant des actions, le canton a réduit sa participation de 78 à 33 % et a réalisé de copieuses recettes de privatisation. En 15 ans, entre 2002 et 2017, le chiffre d’affaires de la compagnie aéroportuaire a doublé, tandis que le bénéfice net a été multiplié par sept : l’ancienne compagnie publique est devenue une société privée dynamique qui continue à verser des dividendes au Canton aujourd’hui. Les «effets de localisation» ont toutefois été plus importants encore que ces revenus directs. Grâce à des investissements massifs, à une gestion professionnelle (par exemple, plusieurs récompenses en tant que meilleur aéroport du monde) et à l’expansion de nouveaux secteurs d’activité (commerce de détail, immobilier), l’aéroport de Zurich est devenu un moteur de croissance central pour toute la région. Cela a apporté au canton des recettes fiscales supplémentaires, provenant par exemple de l’afflux d’entreprises internationales, mais aussi du pouvoir d’achat des touristes. Bien que le canton ne détienne plus qu’un tiers des actions, son droit de veto sur les décisions importantes (par exemple le régime d’approche) a été inscrit dans les statuts de la société.
Privatisation des compagnies aériennes d’Etat : une réussite grâce à des réformes globales
Le transport aérien est l’un des secteurs de l’infrastructure de transport qui a été presque entièrement privatisé au cours des 30 dernières années en Europe et dans d’autres parties du monde. Jusqu’aux années 1980, presque tous les Etats maintenaient ce que l’on appelait les «compagnies aériennes porte-drapeau», qui étaient souvent sous la coupe des contribuables. Cas extrême : la Sabena belge a été dans le rouge pendant 39 de ses 40 années d’existence. En limitant l’attribution des créneaux de décollage et d’atterrissage et des droits de vols internationaux, les Etats ont assuré une position de monopole à «leurs» compagnies aériennes. En raison du prix élevé des billets, l’avion était réservé aux couches aisées de la population. A partir de la fin des années 1980, le trafic aérien en Europe et en Amérique du Nord a été largement libéralisé et la plupart des compagnies aériennes ont été privatisées dans le cadre de ces réformes sectorielles. Les conséquences ? L’essor des compagnies aériennes à bas coûts et la croissance massive du trafic aérien. En raison d’une concurrence intense, peu de compagnies aériennes réalisent aujourd’hui des bénéfices importants. Les grands bénéficiaires de ce développement ont été les clients et les contribuables. Warren Buffett, gestionnaire de fonds, a un jour commenté le manque chronique de profit dans l’industrie aéronautique en ces termes : «Les investisseurs auraient dû tuer les frères Wright après leur premier vol».
Les transports publics à Los Angeles : une privatisation sans cadre de régulation adéquat
La privatisation des compagnies aériennes a été un succès total grâce à leur intégration dans des réformes sectorielles globales (ouverture des marchés, réglementation). Toutefois, il existe également des exemples de dynamiques de marché économiquement problématiques en raison de l’absence d’un cadre réglementaire. Un exemple extrême de l’élimination de la concurrence est celui des transports publics dans les villes américaines. Dans les années 1920, Los Angeles possédait le plus grand réseau de tramway du monde (1600 km). Un consortium dirigé par les constructeurs automobiles General Motors, Standard Oil et le fabricant de pneus Firestone a racheté les sociétés de transport public locales de Los Angeles et de nombreuses autres grandes villes, puis les a fermées pour «motiver» les usagers des transports publics à passer à la voiture. De tels abus auraient pu être stoppés par une concession des compagnies de transport locales ou par un droit moderne de la concurrence – et ils l’auraient certainement été aujourd’hui.
Public Finance Initiative : un bilan mitigé
Au Royaume-Uni, un vaste programme visant à associer le secteur privé à la construction et à l’exploitation des installations et infrastructures publiques a été lancé en 1992. Toutefois, une évaluation effectuée par la Cour des comptes nationale a montré rétrospectivement que derrière les succès remportés, ces projets PPP présentaient aussi une part d’ombre. Premièrement, les coûts de financement privé étaient souvent plus élevés que les taux d’intérêt des obligations d’État. Deuxièmement, l’externalisation des projets d’investissement a conduit à la formation de budgets fictifs et n’a donc pas permis d’améliorer les finances publiques comme prévu. Troisièmement, les contrats étaient souvent négociés de manière à ce que l’Etat conserve des risques importants. Des effets économiques positifs de la participation du secteur privé sont attendus surtout si cette dernière n’est pas conçue comme une transaction purement financière, mais plutôt comme une partie intégrante d’une stratégie sectorielle globale et d’une division du travail bien réfléchie entre l’Etat et le secteur privé.
Boîte à instruments pour la participation du secteur privé
Il existe un large éventail d’instruments permettant d’associer les acteurs privés au financement, à la construction, à l’entretien et à l’exploitation des infrastructures de transport. La mesure dans laquelle et les moyens par lesquels le secteur privé devrait être impliqué dépendent du problème spécifique à régler et des objectifs concrets. S’agit-il de mobiliser des financements privés pour de nouvelles infrastructures ou de procéder à des privatisations alors que le budget est serré ? Faut-il mobiliser les capacités de gestion ou le savoir-faire technique pour la conception, la construction ou l’exploitation de l’infrastructure ? S’agit-il d’obtenir une plus grande indépendance vis-à-vis de la bureaucratie étatique et de l’influence politique ? Ou l’objectif premier est-il le renforcement de la concurrence pour plus d’innovation, de rentabilité ou de qualité de service ? Ces questions devraient trouver une réponse avant de déterminer la forme appropriée de partenariat public-privé.
En Suisse, la participation du secteur privé n’est guère nécessaire pour des raisons purement financières, étant donné la bonne situation budgétaire du gouvernement. Elle devrait plutôt être utilisée de façon stratégique pour obtenir d’autres types d’avantages. Par exemple, la construction du 2ème tunnel routier du Gothard aurait pu être attribuée dans le cadre d’une concession privée afin de répercuter les risques liés au projet sur des investisseurs privés et de légitimer la perception d’une redevance tunnel pour financer le projet. Afin de créer un cycle de financement fermé pour le réseau routier national, une institution étatique autonome comparable à l’Asfinag autrichienne serait le choix évident, où non seulement la forme organisationnelle de droit privé, mais surtout le financement transparent du péage du réseau routier seraient essentiels.
En fin de compte, les facteurs décisifs de réussite de la privatisation des infrastructures de transport sont le cadre juridique, réglementaire et institutionnel ainsi que l’intégration des transactions concrètes de privatisation dans des stratégies de réforme plus globales pour le secteur concerné. La participation du secteur privé devrait commencer avant tout là où il est nécessaire d’améliorer le système existant. Si elle est utilisée sans considération ou dans le cadre d’un programme de réforme timide, elle peut être inefficace, voire nuisible. Mais si elle est utilisée de manière stratégique et réfléchie, elle peut apporter une contribution importante à un système de transport plus efficace, rentable et convivial.
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Cet article est paru dans l’édition de mars du «Schweizer Monat».