En premier lieu, un dirigeant peut-il ou doit-il prendre du recul en quittant temporairement un poste à haute responsabilité? De prime abord, cela parait incongru dans un monde qui prône la vitesse, la prise de décision rapide (en y mêlant stress et heures supplémentaires). Pourtant, à y regarder de plus près, cette démarche est plutôt subtile. En effet, face aux vagues de transformation que subissent nos institutions, organisations et entreprises – et donc notre société dans son ensemble – une coupure semble indispensable pour pouvoir prendre de la hauteur, de la distance et de la profondeur afin de bien saisir l’importance des nouveaux enjeux mondiaux. La pression de la globalisation et la course à l’innovation sont telles qu’aujourd’hui, il est pratiquement impossible à un dirigeant d’assumer son travail en ignorant les changements souvent brutaux qui l’entourent. La globalisation n’est plus simplement celle des biens et services, des capitaux ou encore de la mobilité de personnes, elle touche désormais aussi les régulations. Dans le cas qui nous concerne ici, celui de l’éducation de haut niveau, la régulation va évoluer de manière dramatique. En effet, le système des accréditations, la manière de certifier, de délivrer les diplômes, tout cela va connaître un changement brutal. Aujourd’hui, le système national est internationalement compatible à trois niveaux (Bachelor, Master et Doctorat – PhD), mais va rapidement évoluer vers une forme totalement éclatée en mini-certifications impliquant un grand nombre d’institutions. Pour bien comprendre ce qui est en train de se produire, il faut d’abord saisir le mécanisme derrière le principe des «MOOC».
Acteurs dispersés
L’acronyme MOOC signifie en anglais «Massive Open Online Course», à savoir la diffusion massive sur Internet de cours ciblés de très haut niveau de manière interactive à des dizaines de milliers d’étudiants en même temps. Les cours ex cathedra, les classes, les professeurs présents devant soi ou les copains assis à côté de soi – c’est fini. Tous les acteurs sont dispersés partout dans le monde, actifs derrière des écrans. Le contact est virtuel et à distance. Ce bouleversement va entraîner plusieurs effets. D’abord, chacun va personnellement choisir, suivre et optimaliser, discipline par discipline, son cursus et, si possible, avec les meilleurs pointures, des professeurs de Stanford, du MIT, de l’EPFL ou de l’Université de Genève. Cela veut dire qu’il sera possible de le faire selon ses besoins et là où on le souhaite. La notion de temps et de lieux s’estompe, les horaires sont flexibles et la contrainte des cours en classe disparaît. Comment alors structurer un établissement d’enseignement qui ne serait plus basé sur un temps fixe (l’horaire) et un espace tangible (la classe)? Cette déstructuration paraît de fait impossible. Pourtant, on devrait s’imaginer un instant comment ce nouveau système pourrait fonctionner. Prenons le cas d’un jeune étudiant qui voudrait obtenir la meilleure formation possible en informatique. Il a le choix de s’inscrire à l’EPFL et obtenir son diplôme en quelques années ou alors il pourrait suivre une quarantaine de cours de son choix avec les professeurs les plus pointus de grandes universités au monde (MIT, Harvard, Stanford ou l’EPFL). À la fin de ces deux filières de formation, il aurait soit un diplôme de l’EPFL, soit un dossier de certifications prestigieux. Il est à parier que lors d’une procédure d’embauche (par exemple chez Google), l’étudiant disposant d’un dossier de certifications issues d’universités renommées soit l’élu. Comment pourrait-il en être autrement si la valeur de ces certifications accordées par les meilleurs professeurs de la planète dépasse le niveau d’un diplôme décerné par une seule et unique université. C’est d’autant plus vrai qu’aucune université ne peut se targuer de rassembler dans toutes les disciplines, les meilleurs enseignants au monde au sein de son institution. Cette impossibilité fragilise le système actuel face à l’offre nouvelle apportée par le système des «MOOC». Le changement va s’opérer sur le fait que la demande (celle de l’étudiant) va complètement chambouler la situation actuelle de l’offre (celle des universités).
Question de temps
Est-ce une utopie? Pas vraiment, puisqu’aujourd’hui l’exemple choisi des études en informatique est devenu une réalité et il existe une quarantaine de cours dans ce domaine offert sur Internet par les dix meilleures universités du monde. Bien sûr, la plupart des disciplines universitaires n’offrent pas encore à l’heure actuelle une telle diversité de cours – mais c’est juste une question de temps. Les principaux moteurs de ce changement sont à la fois la volonté des professeurs de renom d’atteindre le plus grand nombre et l’envie des étudiants de suivre les cours des meilleurs, en ce sens le principe du «MOOC» est la réponse adéquate. Cette double approche de l’offre et la demande est une tendance quasiment irréversible, tant la convergence des intérêts semble être partagée. Il est donc facile de prédire le succès de ce système. La question qui ne manquera pas de se poser est qu’adviendra-t-il de l’ancien système? Cela annonce-t-il la fin de l’université telle que nous la connaissons? Si oui, quand?
L’EPFL donne un cours d’informatique à 53’000 étudiants
En septembre 2012, le professeur Odersky de l’EPFL propose, sur un site MOOC appelé Coursera, son cours de Scala, le langage de programmation qu’il a inventé. Il s’agit d’un cours technique, qui est proposé aux étudiants de l’EPFL dans un mode présentiel classique. Sur Coursera, la plateforme de MOOC la plus en vue, ce cours est proposé sur une durée de 7 semaines, avec comme ressources plusieurs courtes vidéos (de 5 à 15 minutes), des lectures, des questionnaires et des exercices pratiques à rendre en ligne. Résultat: 53’000 étudiants se sont inscrits à travers le monde pour la première semaine de cours et au final un cinquième ont passé les évaluations avec succès. « Près de 10’000 étudiants qui obtiennent ce certificat en seulement deux mois, c’est bien plus que durant toute ma carrière! » déclare [1] impressionné Martin Oderksy. Les étudiants proviennent de toutes les régions du monde: États-Unis bien sûr, mais aussi Russie, Angleterre et Allemagne ainsi que les pays émergents tels que l’Inde et le Brésil. En grande majorité (85%) les étudiants inscrits sont déjà en possession d’un diplôme universitaire et cherchent donc à continuer à apprendre tout au long de leur vie, ce qui met les universités au défi d’utiliser ce type de canal pour la formation de base.
La course à l’éducation massive : Cousera, edX et les autres
Coursera [2] est un site de cours massivement en ligne initié par deux professeurs de Stanford, Daphne Koller et Andrew Ng. Ce site propose une plateforme qui permet de s’adresser non plus à des milliers, mais à des millions d’étudiants. Lancé en avril 2012, il attire aujourd’hui près de 2 millions de personnes à travers 200 pays. Les cours proviennent de 33 universités allant de l’Université de Toronto, à celle de Melbourne en passant par New Dehli et Edimbourg. Les cours en français sont principalement developpés par l’EPFL qui s’y est engagée très tôt. Coursera est effectivement une start-up, financée par du capital risque, qui recherche son modèle économique. Celui-ci pourrait être, par exemple, le passage d’examens certifiés et payants par une université, une certification ensuite rendue visible par l’étudiant sur Coursera; ou encore, avec l’accord de l’étudiant, la vente d’informations sur les cours effectués à des entreprises à la recherche de candidats. Face à ce modèle, le MIT et Harvard proposent edX [3] un service similaire mais basé lui sur un modèle non lucratif. Précédé par une offre en ligne de contenus bruts comme MIT OpenCourseware, la plateforme s’enrichit maintenant d’outils collaboratifs et de formats plus adaptés aux études massivement en ligne. D’autres grandes universités comme Berkeley rejoignent le projet edX et y offrent aussi leur contenus. Diverses initiatives privées ou publiques existent aussi comme par exemple Udacity [4], Venture-Lab [5], iTunes U [6], Udemy [7], P2PUniversity [8], Kahn Academy [9].
Comment les MOOCs deviennent plus intelligents
Il est intéressant de remarquer que la plupart des initiatives de plateformes MOOC intègrent dans leurs équipes des laboratoires d’intelligence artificielle. Est-ce une coïncidence ? Peut-être pas. En effet, des questions arrivent immédiatement lorsqu’on propose des cours à un public aussi nombreux: Qui sont les étudiants ? Comment corriger leurs devoirs? Comment former des groupes de travail ? Peut-on s’assurer que l’étudiant qui rend les travaux est bien celui déclaré ? Ceci offre un terrain d’expérimentation idéal pour les travaux de recherche sur l’intelligence collective et artificielle. Un algorithme peut former des groupes sur la base de critères tels que l’effort déclaré que l’étudiant souhaite fournir ou sa langue maternelle. Les corrections des devoirs sont dans ces systèmes souvent effectuées par d’autres étudiants. Ces mêmes travaux peuvent ensuite aussi parfois être corrigés par un expert et selon la qualité de la correction observée, on peut ensuite apprendre à reconnaître les bons correcteurs parmi les étudiants eux-mêmes. On peut même envisager d’identifier un étudiant en reconnaissant son rythme de frappe lorsqu’il soumet un travail comme une sorte de signature unique et personnelle. Il est certain que plusieurs défis majeurs restent à résoudre, comme la tricherie, le besoin de contact «offline» entre étudiants et professeurs en plus de celui «online», la pression de la gratuité des contenus sur les universités qui peut aussi conduire à une dilution des cours, et, finalement, le retard des autres nations en dehors de l’offre du continent Nord Américain.
Cet article a paru dans «Affaires Publiques» 1/2013.