Le Temps : Le secteur agricole connaît actuellement une révolte dans plusieurs pays européens. En Suisse, elle se concentre notamment sur les charges administratives. Celles-ci sont étroitement liées aux subventions, n’est-ce pas? Est-ce un piège qui s’est abattu sur les agriculteurs?

Patrick Dümmler : La réglementation excessive du secteur agricole en Suisse et le niveau très élevé des subventions en comparaison internationale sont les deux côtés d’une même médaille. Toute subvention nécessite une base légale et le législateur va souvent jusqu’à définir non seulement l’objectif de l’activité subventionnée, mais aussi la manière d’atteindre cet objectif. Se concentrer sur l’atteinte des objectifs plutôt que sur les moyens et les méthodes pour leur mise en œuvre conduiraient à une réduction de la réglementation. Le levier le plus puissant reste la réduction des subventions et de leur base juridique: l’ensemble du secteur serait davantage orienté vers le marché et moins orienté sur les subventions.

Les subventions dans le domaine agricole

Dans le secteur agricole, les subventions sont des paiements publics à l’agriculture qui peuvent avoir différents objectifs, tels que la promotion de certaines activités, la compensation des charges, la garantie de l’approvisionnement alimentaire, la protection de l’environnement ou le soutien aux exploitations agricoles. Les subventions sont financées par des impôts directs et indirects qui pèsent sur les ménages et les entreprises. En d’autres termes, des ressources leur sont retirées pour être redistribuées au profit du secteur agricole.

Pourtant, l’agriculture représente moins de 1 % du produit intérieur brut du pays…

Le secteur agricole dispose d’un puissant lobby au parlement, et le nombre de parlementaires ayant un lien avec le secteur agricole a même augmenté lors des dernières élections. Le secteur est largement surreprésenté par rapport à d’autres industries et sait comment créer des majorités concernant ses préoccupations en échangeant des votes. En exagérant, on pourrait dire: à l’étranger les agriculteurs manifestent devant le parlement, en Suisse ils siègent au parlement.

Si les subventions à l’agriculture étaient ramenées à la moyenne européenne, quel serait le résultat? La fin de l’agriculture suisse?

A moyen terme, on peut supposer que le potentiel entrepreneurial serait libéré et que les exploitations restantes s’adapteraient. La réduction des subventions ne signifierait pas la fin de l’agriculture suisse mais une agriculture plus proche du marché. C’est ce qu’a fait l’Autriche en adhérant à l’Union européenne. Aujourd’hui, nous parlons de l’Autriche comme de «l’épicerie fine» pour le marché de l’UE.

Aujourd’hui, vous avez des divergences avec les agriculteurs concernant les paiements directs, que vous souhaitez diminuer. Par contre vous avez un ennemi commun: les marges des distributeurs et de l’industrie agroalimentaire ?

Cela peut paraître paradoxal, mais il n’y a pas trop peu d’argent dans le système aujourd’hui, il y en a trop. Les agriculteurs – l’Union suisse des paysans parle toujours de familles paysannes – sont utilisés politiquement pour justifier les subventions. Dans le style «nous devons les aider». Oui, très souvent, ils travaillent dur et leurs salaires sont comparativement bas. Les subventions leur sont en principe destinées, mais elles finissent souvent en fin de compte dans les poches des fournisseurs. Les prix des engrais, des semences, des aliments pour animaux et des tracteurs sont élevés. Dans le même temps, les acheteurs de produits agricoles, tels que les transformateurs ou les détaillants, paient les agriculteurs à bas prix et optimisent ainsi leurs marges. Les agriculteurs sont pris en étau entre les fournisseurs et les acheteurs. L’une des raisons de cette situation est que la concurrence est trop faible en Suisse. Du point de vue de l’agriculteur, trois entreprises – Fenaco, Coop et Migros – dominent le marché des fournisseurs et des acheteurs.

Les prix des engrais, des semences, des aliments pour animaux et des tracteurs sont élevés. (Adobe Stock)

De quel modèle de politique agricole en Europe ou ailleurs dans le monde devrait-on s’inspirer ?

La politique agricole idéale n’existe probablement pas. Il s’agit toujours d’un compromis entre différents objectifs : L’environnement et le bien-être des animaux, la sécurité de l’approvisionnement, le revenu des agriculteurs et des prix abordables pour la population des denrées alimentaires. La politique agricole suisse actuelle n’atteint pratiquement aucun de ces objectifs ; il semble que seules les parties en amont et en aval de la chaîne de valeur en profitent.

De nombreux objectifs environnementaux ne sont qu’insuffisamment atteints, même si des améliorations ponctuelles peuvent être observées. La sécurité de l’approvisionnement est trop axée sur l’autosuffisance, c’est-à-dire sur l’expansion de la production intérieure – qui entraîne une intensification de la production agricole – au lieu d’établir des relations commerciales internationales diversifiées pour les produits agricoles. Les revenus des agriculteurs se sont récemment améliorés, mais de nombreuses exploitations sont encore surendettées. En raison de la rigidité des protections aux frontières pour les produits agricoles, les prix des denrées alimentaires en Suisse sont parmi les plus élevés au monde, ce qui frappe durement les familles de consommateurs modestes. Les subventions élevées pèsent sur le budget fédéral et l’argent manque ailleurs, par exemple dans la défense, la santé ou l’éducation. En résumé : la Suisse a probablement l’une des pires politiques agricoles au monde. Son ajustement incrémentiel ne suffit pas, il faut des réformes fondamentales.

Une partie de cet article a été publié le 12 février 2024 dans Le Temps.