Il y a 20 ans, la sortie du Livre blanc, co-signé par David de Pury, co-CEO d’ABB et ancien ambassadeur, agitait la Suisse d’une polémique virulente. Cet ouvrage, qui indiquait des voies à suivre pour la Suisse, était perçu comme extrêmement provocateur, surtout dans la partie sécurité sociale mais aussi dans beaucoup d’autres domaines, notamment le libre-échange économique. «Dans les faits, ses recommandations ont largement été suivies et mises en pratique, comme la flexibilité du marché du travail et la loi sur le marché intérieur», analyse rétrospectivement Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse, institut privé de recherche dont la création en l’an 2000 entendait pérenniser le type d’études initiées par le Livre blanc. Au milieu des années 90, les milieux économiques suisses, après le non à l’EEE, Espace Economique Européen, partageaient des interrogations un peu similaires à celles d’aujourd’hui. Comment la Suisse va-t-elle évoluer dans ses relations et ses échanges avec l’étranger? «L’une des propositions à l’époque, c’était justement des accords bilatéraux avec l’Europe», explique Tibère Adler. À l’origine, l’expérience Avenir Suisse ne devait durer que 5 ans. Quinze ans plus tard, c’est une institution respectée, qui intervient régulièrement dans le débat politique suisse. Près de 130 entreprises (notamment Credit Suisse, UBS, Nestlé, Roche ou Novartis, …) et personnalités financent ce think tank libéral. Cette diversité de soutien lui garantit son indépendance de contenu, inscrite dans la charte de la fondation.

Giuseppe Melillo: Aujourd’hui, comme en 1995, la Suisse s’interroge à nouveau sur sa place dans le monde et en Europe. C’est une constante?

Tibère Adler: Depuis le vote du 9 février 2014, il y a une tension claire entre la tentation du repli sur soi et la nécessaire poursuite de l’ouverture. La Suisse est numéro un mondial en compétitivité parce qu’elle a été libérale et ouverte. Elle a su tirer profit de la globalisation. Elle y a été contrainte en raison d’un marché intérieur réduit. Mais dans les dix à douze dernières années, ce développement économique s’est accompagné d’une augmentation de la population et d’une croissance démographique. Toute stratégie a un prix. Le repli sur soi, tôt ou tard, signifierait un appauvrissement. Parce que le pays est trop petit pour vivre en autarcie et s’auto-enrichir. En revanche, si nous continuons notre développement et l’ouverture des échanges, avec les bilatérales par exemple, le «prix» à payer, consistera en une adaptation plus rapide des infrastructures (logements, transports publics). Pour absorber la croissance de la population, il faudra notamment densifier nos villes. Actuellement, la Suisse hésite. Elle souhaite maintenir sa prospérité actuelle sans en payer le prix. On ne peut pas vouloir maintenir un niveau économique élevé avec moins d’échanges et sans densifier les villes.

La votation du 9 février a-t-elle marqué un coup d’arrêt de la croissance démographique?

La Suisse se dirige probablement vers une population de 9 millions d’habitants. Elle dispose des moyens techniques d’absorber cette hausse, mais elle doit prendre des décisions, construire plus haut, adopter des transports publics plus efficaces. Ces changements font peur. Nous sommes extraordinairement lents à décider. L’infrastructure ne suit pas. Il n’y a pas assez d’appartements disponibles. En même temps, le peuple refuse des tours. Nous devons apprendre à vivre plus nombreux. Aujourd’hui, nous voulons la prospérité, tout en limitant la croissance de la population. Et nous voulons des villes qui ressemblent encore à de gros villages. Alors que la modernité, ce sont des centres urbains de plus en plus urbains et cela ne va pas rien gâcher au fait que la Suisse pourra conserver des zones naturelles et montagneuses de toute beauté. Nous sommes un peu dans l’inconséquence. La Suisse veut le beurre et l’argent du beurre. En réalité, elle dispose d’une marge de progression démographique importante. Mais il y a une différence entre la perception et la réalité d’une situation. Le 9 février, les Suisses ont dit: «Attention, ça coince.» Notre système de démocratie directe, permet plus rapidement que dans d’autres pays de savoir quand cela coince et de connaître les problèmes à résoudre.

Avenir Suisse se préoccupe pourtant de l’évolution négative de certaines institutions suisses comme l’initiative populaire?

Nous publions début avril un document sur l’initiative populaire fédérale. Certaines initiatives sont présentées au peuple de manière confuse. Faisons respecter plus strictement les critères actuels. L’unité de matière, par exemple, n’est pas suffisamment respectée dans le texte des initiatives populaires. Le peuple suisse vote sur un plus grand nombre d’initiatives qu’autrefois et il les accepte aussi plus souvent. Cela crée un sentiment d’insécurité et d’instabilité, qui est un peu nouveau. Cette perception ne correspond pas forcément à la réalité, mais elle pèse lourd dans l’appréciation portée sur la Suisse. Un autre problème est apparu récemment, celui de l’exécution des initiatives acceptées par le peuple. Presque tous les auteurs d’initiatives qui ont obtenu l’aval du peuple, comme l’initiative Weber sur les résidences secondaires, l’initiative sur l’immigration de masse, se plaignent que leur texte est mal exécuté. Un écart entre l’article constitutionnel accepté et sa mise en application est normal. On ne peut pas régler tous les problèmes en amont. Souvent, le législateur découvre des difficultés nouvelles après le vote. Il faut donc tolérer une certaine forme d’équilibre entre la volonté du peuple et sa mise en pratique décidée par le Parlement!

Ne pourrait-on vérifier au niveau fédéral l’unité de matière d’une initiative avant toute récolte de signatures?

En effet, c’est une idée à retenir. L’unité de la matière des initiatives n’est pas suffisamment respectée. Il faudrait prévoir des textes qui n’abordent qu’une question à la fois. Ce serait plus clair et le débat public serait de meilleure qualité. L’unité de matière est un critère sain, puisqu’il n’y a pas de contrôle du contenu mais seulement de la qualité de la question. Les initiatives ne respectant pas ce principe devraient être invalidées avant de mobiliser les citoyens inutilement, ce qui serait plus économique que de le faire seulement après la phase de signature. Par ailleurs, c’est le parlement qui décide de la validité d’une initiative, alors que celle-ci vise en général à le contourner. De plus, les partis politiques peuvent se menacer mutuellement de bloquer leurs initiatives. Le système actuel de contrôle fonctionne donc mal.

Certains contenus des initiatives ne posent-ils pas problème?

C’est un autre débat: faut-il interdire d’emblée des initiatives (par exemple sur le refoulement automatique des étrangers) qui portent atteinte aux droits fondamentaux ou à d’autres principes constitutionnels, tels que la proportionnalité? Avenir Suisse est plutôt libéral sur ce point. Les citoyens doivent pouvoir modifier librement la Constitution et s’exprimer sur tous les sujets.

Dans le cas d’une initiative ouvertement raciste, que se passerait-il?

Toute règle, même si elle est inscrite dans la Constitution, doit pouvoir être modifiée par ceux qui l’ont créée. Si la Suisse veut rétablir la peine de mort, c’est son droit, à condition qu’une majorité de citoyens et de cantons en décide. Mais il faudrait alors être conséquent et dénoncer aussi la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la peine de mort, et que la Suisse a signée. Avenir Suisse plaide pour que chaque vote sur chaque initiative soit le plus clair possible. Le citoyen doit en connaître les conséquences. Il ne doit pas attendre après la votation pour découvrir l’enjeu réel sur lequel il a voté. Le 9 février le peuple pensait s’exprimer contre l’immigration de masse. Le lendemain du vote, certains ont prétendu que le peuple avait en fait voté pour l’abandon des bilatérales. Tactiquement, c’est très habile d’attaquer les bilatérales par la bande sans que tout le monde soit conscient des conséquences du vote. Mais cette confusion dessert les citoyens, ainsi que l’institution de l’initiative populaire.

Le 9 février, le peuple s’est-il trompé ou a-t-il été trompé?

Le peuple ne s’est pas trompé. Toutefois, nous constatons une grosse difficulté d’exécution de l’initiative, et nous pouvons maintenant mieux mesurer les conséquences pratiques du vote. La souveraineté populaire doit être respectée. Cependant, lorsque l’exécution d’une initiative acceptée nous met en situation complexe, il est légitime de réinterroger les citoyens pour obtenir leur opinion plutôt que de rester dans une complète incertitude. Une solution très helvétique consistera probablement à voter à nouveau pour clarifier la situation.

Ne serait-il pas plus efficace de négocier avec les auteurs d’initiatives contreproductives pour l’économie avant la phase de récolte des signatures?

Rien n’interdit de lancer des initiatives défavorables à l’économie. Une grande majorité des initiatives lancées depuis 1891 est plutôt critique et hostile à l’économie de marché. Ceci s’explique, car la Suisse a presque toujours pratiqué une politique libérale incarnée par la majorité bourgeoise du Conseil fédéral et du parlement. L’initiative est donc par nature un instrument d’opposition. Durant longtemps, le parti socialiste et les syndicats ont fait ce type de propositions. Depuis une vingtaine d’années, l’UDC en a lancées autant voire plus et de manière plus spectaculaire et plus efficace. Ce qui a changé c’est l’instrumentalisation des initiatives. Celles-ci sont de moins en moins l’oeuvre d’un groupe de citoyens, qui veulent faire passer une idée, mais de plus en plus des actions des partis qui lancent des initiatives contre le gouvernement dans lequel ils sont représentés. Avec une initiative, le débat public est monopolisé durant trois mois. Même perdue, l’initiative permet de gagner une notoriété importante. Tout le monde parle du thème. Le gouvernement doit s’en occuper. Pour certains partis politiques, l’initiative est un outil de tactique politique extrêmement puissant et efficace.

Comment modérer cette instrumentalisation de l’initiative populaire?

Avenir Suisse plaide pour une augmentation du seuil des signatures, fixé depuis 1978 à 100 000 contre 50 000 en 1891. En fait, ce chiffre n’a pas suivi l’évolution de la population. En 1891, il fallait convaincre près de 8% du corps électoral pour déposer une initiative, contre 1,7% aujourd’hui. Il est donc de plus en plus facile de lancer une initiative en raison de l’augmentation du nombre des électeurs. Pour retrouver l’équilibre d’origine, il faudrait augmenter le seuil de signatures. Pour cela, il faudrait modifier la Constitution et les citoyens devraient accepter de s’autolimiter. C’est déjà arrivé: le peuple a refusé une sixième semaine de vacances ou le salaire minimal.

Vos études ne portent pas uniquement sur l’économie. Pourquoi?

Certaines de nos études ne sont pas forcément économiques, même si Avenir Suisse a une forte composante économique. Nous venons de publier un livre sur le système de milice politique, en allemand, et qui sortira en français en septembre. C’est plutôt sur le thème de la cohésion sociale, l’interpénétration de la société civile et politique. Les institutions politiques ont de la peine à trouver des élus. L’engagement des citoyens en politique s’effrite, car il prend de plus en plus de temps et les dossiers sont de plus en plus complexes. Le système de milice est de moins en moins attractif. Cependant, nous pensons qu’il constitue l’un des facteurs clé de succès du modèle suisse.

C’est très connu, non? N’enfoncez-vous pas des portes ouvertes?

Certes, c’est connu, mais personne ne s’en occupe. Nous suggérons diverses mesures pour le renforcer dont l’une qui est assez spectaculaire, avec la création d’un service citoyen universel. Tout résident en Suisse, homme, femme, étranger, devrait donner quelques semaines de sa vie afin de renforcer cette cohésion sociale.. L’obligation de service militaire pourrait être l’une des formes d’un service citoyen universel.

Avenir Suisse développe de nombreuses idées politiques, mais ne serait pas un lobby. Qu’est-ce qui vous distingue d’un lobby?

Nous ne menons pas de campagnes politiques et notre horizon temporel est différent des associations patronales traditionnelles, par exemple economiesuisse. La plupart de nos recherches traitent des tendances à moyen ou long terme, de 2 à 10 ans. Idéalement, nous plantons la graine d’une nouvelle idée qui doit germer. Souvent, celle-ci est fraîchement accueillie au départ. Certaines sont perdues ou se dessèchent. D’autres fructifient. Après quelques années, ces sujets, qui ne sont plus tabous, entrent dans le débat public, et sont repris par des partis politiques. Avenir Suisse n’est pas là pour proposer immédiatement des solutions détaillées. Nos études indiquent plutôt des directions à prendre.

Qui décide de l’agenda de vos recherches?

Nous choisissons nos propres thèmes sans influence des donateurs. Nous disposons d’une charte d’indépendance comme une rédaction. Nous n’entendons pas être exhaustifs. Nous ne sommes pas un parti politique. Nous ne prenons pas position. Nous n’avons pas d’activités lucratives non plus. Cela garantit notre indépendance.

Que pense Avenir Suisse de la péréquation financière et l’harmonisation fiscale?

Sur le principe, nous défendons un fédéralisme concurrentiel, vivant, actif, mais avec des mécanismes de correction. Nous combattons toute idée d’harmonisation fiscale. Nous plaidons pour la souveraineté des cantons. Chaque canton doit pouvoir décider souverainement de ses impôts. En revanche, le système ne doit laisser personne sur le bord de la route, grâce à un fond de péréquation. C’est beaucoup plus efficace qu’un centralisme avec une harmonisation fiscale et le même taux d’impôt partout. Nous nous opposons aussi par exemple au salaire minimum.

Vous avez également un avis sur la réforme de l’imposition des entreprises?

N’étant pas un lobby, nous n’entrons pas dans le débat sur la réforme de l’imposition des entreprises en cours, même si nous la soutenons. Une mesure choque pourtant: la taxe sur les gains en capital proposée par la Conseillère fédérale Evelyne Widmer-Schlumpf. C’est une très mauvaise idée de vouloir générer de nouvelles recettes pour la Confédération sans tenir compte de l’équilibre global de l’imposition. Le patrimoine personnel des entrepreneurs est grevé de trois impôts clés. L’imposition sur la fortune, l’imposition sur les successions et puis une éventuelle taxe sur les gains en capital. Aujourd’hui, la Suisse est, avec la France, un des derniers pays occidentaux, à pratiquer un impôt sur la fortune.

Pourquoi l’impôt sur la fortune devient-il de plus en plus rare?

Un dicton dit que le bon berger tond son mouton mais ne l’écorche pas. Fiscalement, l’impôt sur la fortune est absurde parce que le fisc ne tond pas le contribuable, il l’écorche en prélevant de la substance. Les cantons de Vaud et de Genève appliquent le taux d’imposition sur la fortune le plus élevé de Suisse. En revanche, la Suisse ne connaît pas l’impôt sur les gains en capitaux. Si vous vendez votre entreprise, le gain est libre d’impôt. L’impôt sur les successions varie selon les cantons. De nombreux cantons l’ont supprimé. Le système fiscal actuel est assez lourd pour l’entrepreneur qui veut garder son entreprise et qui veut l’exploiter. Plus son entreprise va bien, plus la valorisation de son patrimoine et donc son imposition sur la fortune augmentent. En tant qu’entrepreneur, votre salaire, vos dividendes et le reste de votre patrimoine, titres, comptes en banques, le rendement, sont déjà taxés comme revenus. A Genève, vous devez payer en plus près de 1% de la valeur de votre entreprise au titre de l’impôt sur la fortune.

Avec quel argent un entrepreneur paye-t-il cet impôt?

C’est bien là la question. Au final, cet impôt correspond presque à une imposition supplémentaire sur le revenu. Certains entrepreneurs arrivent à le payer avec leur revenu. D’autres sont contraints d’augmenter leurs dividendes ou leur propre salaire pour pouvoir s’acquitter de l’impôt sur la fortune. Ensuite, on les accuse de se verser des salaires trop élevés. Ou alors l’entrepreneur doit vendre une partie de son capital pour payer l’impôt sur la fortune.

Ne pourrait-on pas exonérer le capital productif immobilisé dans l’entreprise?

Une des solutions consiste en effet à taxer plus modérément le patrimoine productif, mesure existante aux Etats-Unis et dans de nombreux pays. La Suisse ne prévoit pas ce type de solution. Elle n’encourage pas l’entrepreneur à développer son entreprise. A Genève, la famille propriétaire de Patek Philippe a publiquement relevé en 2014 le taux d’imposition sur la fortune très lourd en raison de ce type de mécanisme. Si elle décidait de vendre l’entreprise à un grand groupe horloger, ses gains de quelques milliards de francs pourraient être complètement exonérés. Alors que la Suisse a intérêt à avoir des entrepreneurs de famille restant personnellement actifs dans le pays.

Quelle solution préconisez-vous?

L’idéal serait de créer un nouveau paquet fiscal équilibré qui traite les trois impôts simultanément. Supprimer l’impôt sur la fortune, pour l’outil productif en tous cas, introduire une taxe modérée sur les gains en capital appliquée de manière réfléchie et laisser chaque canton décider de l’impôt sur les successions. Il vaut mieux taxer le capital productif au moment où il change de main, comme un droit de mutation immobilier, avec une imposition modérée. Au moment de la vente de l’entreprise, c’est beau- coup plus indolore, acceptable et sensé que de taxer l’entrepreneur qui développe son entreprise.

L’initiative populaire qui sera soumise en votation en juin prochain veut pourtant établir un impôt fédéral de 20% sur les successions…

Un impôt fédéral sur les successions violerait le fédéralisme concurrentiel. Les cantons doivent décider d’un tel impôt et non la Confédération. Un taux de 20%, prohibitif et confiscatoire, contraindrait de nombreux entrepreneurs à devoir vendre des actions ou une partie de l’entreprise pour payer l’impôt de succession. Affaiblir ainsi la transmission des entreprises et les entrepreneurs n’est pas cohérent avec le type de tissu économique que nous voulons protéger, de la PME à la grosse entreprise familiale. Avenir Suisse ne demande pas de favoriser les entrepreneurs, mais d’éviter de les pénaliser. S’ils sont trop taxés ou s’ils sont incités à vendre, cela ne créera pas de bénéfices pour la place économique suisse. On le sait: la Suisse a plus de chance de conserver des postes de travail, si les propriétaires des sociétés vivent sur place. L’enjeu pour l’emploi est donc assez fort.

Cet entretien a été publié dans «Indices» n°3 (03/2015).
Avec l’aimable autorisation d'Indices.