Rolf Leeb: La mobilité est-elle d’une façon générale trop bon marché ?

Daniel Müller­-Jentsch: En principe oui, car aujourd’hui ce n’est pas l’utilisateur qui supporte l’essentiel des coûts de la mobilité mais tout le monde par le biais de subventions financées par les contribuables et des effets externes. Selon des statistiques officielles, le niveau de financement propre sur la route dans le transport des marchandises est de 95 % et dans le transport de personnes de 90 %. Sur le rail, les valeurs sont de 46 % dans le transport des personnes et de 53 % dans le transport des marchandises et donc nettement plus faibles. Une mobilité sur le compte des autres.

Quelles en sont les conséquences pour la mobilité ?

Par le subventionnement du trafic, la politique provoque une «surmobilité». L’augmentation du trafic en Suisse est en décalage par rapport aux paramètres économiques et démographiques qui servaient de base : dans ces deux dernières décennies (1995–2015), la population a augmenté de 18 % et le produit national brut réel de 46 %. Par contre, le kilomètre-voyageur sur rail a augmenté de 76 % et la prestation de circulation sur les routes nationales de 89 %. Si ce rythme de croissance persiste, nous devrons «réajuster» de larges parties des réseaux des infrastructures. Des redevances d’usage plus élevées sont tout indiquées non seulement pour des raisons de vérité sur les prix mais aussi pour restreindre la croissance du trafic et éviter d’investir des sommes gigantesques dans des réaménagements.

Cette vertigineuse croissance du trafic se traduit de plus en plus par des engorgements aux heures de pointe. Dans quelle mesure la tarification de la mobilité permet une meilleure utilisation de l’infrastructure ?

La tarification de la mobilité se base sur deux principes généraux : premièrement, un financement par les utilisateurs par des tarifs plus élevés. Nous en avons déjà parlé. Deuxièmement, une meilleure utilisation des capacités par des tarifs différenciés. En réalité, nos systèmes de trafic ne sont surchargés qu’aux heures de pointe et sur des tronçons surchargés. Un exemple : pendant trois ou quatre heures par jour, les trains sont bondés mais le taux moyen d’occupation des places as- sises des CFF n’est que de 32 % pour les longues distances et de 20 % seulement pour le trafic régional. Autrement dit : 70 % à 80 % des capacités restent actuellement inutilisées.

Avec quelles conséquences ?                                                                                               

Cela occasionne d’énormes coûts dus aux bouchons d’un côté et aux capacités inutilisées d’un autre. De plus, on dépense toujours des milliards pour étendre des capacités d’infrastructure qui ne sont nécessaires que trois ou quatre heures par jour. Des prix différenciés pourraient permettre de lisser les pointes de trafic. La compagnie Swiss, par exemple, avec des tarifs différenciés atteint un taux de remplissage de 83 %.

Aujourd’hui, les pendulaires se sentent déjà plumés. N’est-il pas injuste de les mettre une fois de plus à contribution ?

La plainte des pendulaires me semble peu justifiée car grâce à la politique des transports menée aujourd’hui, ils sont privilégiés par trois fois. Premièrement, ils profitent des subventions générales allouées au trafic, deuxièmement de remises pour quantité comme l’AG ou la vignette autoroutière et troisièmement de la déduction fiscale pour pendulaires. Un exemple seulement : les parents d’enfants scolarisables sont contraints par l’État à partir en vacances pendant la haute saison. Pour le vol et l’hôtel, ils paient un tiers de plus qu’un couple sans enfant en basse saison. Ces parents ne vont pas, pour cette prétendue injustice, sur les barricades pour réclamer de l’État des tarifs uniformes pour les hôtels et les vols sur toute l’année.

La flexibilité des pendulaires est actuellement très faible. La tarification de la mobilité apporte-t-elle vraiment l’incitation souhaitée d’un comportement plus conscient dans la consommation de la mobilité ?

Sur un point de la critique, les pendulaires ont raison : ils ne peuvent éviter les heures de pointe que si les horaires de travail sont flexibles. Ici, c’est aux employeurs de proposer plus de télétravail ou d’horaires flexibles. Cette possibilité augmenterait aussi nettement l’élasticité des prix dans le trafic. Une flexibilisation des horaires de travail et des horaires de cours dans les établissements d’enseignement tertiaires serait ainsi une mesure importante supplémentaire pour la mise en œuvre de la tarification de la mobilité. Ce serait déjà une belle victoire si l’on parvenait à rallonger les pointes de trafic d’une ou deux heures.

Pas d’impôt caché

La tarification de la mobilité ne doit générer aucun coût supplémentaire pour les usagers de la route mais au bout du compte permettre une autre source du paiement de la mobilité. Est-ce un scénario réaliste ?

Avenir Suisse défend à ce sujet une position claire et libérale. Des redevances trafic plus élevées ne doivent pas devenir un impôt caché et augmenter la quote-part de l’État. Bien plus, la tarification de la mobilité, telle que nous l’entendons, doit être un redéploiement fiscalement neutre de la base de financement dans le trafic – arrêtons les subventions financées par le contribuable, tournons-nous vers des redevances liées à l’utilisation. En résumé, cela doit soulager le citoyen, car l’ensemble des coûts du système diminueront. Mais il existe un problème dans la pratique : comme le volume du trafic poursuit sa forte croissance et que les coûts augmentent dans ce sens, le citoyen ne verra pas directement de différence dans son porte-monnaie, qu’il soit usager ou contribuable. Il ne profite que d’une atténuation de l’augmentation des coûts. Démontrer les avantages de la tarification de la mobilité pour la population devient donc bien plus difficile.

La tarification de la mobilité ne cache-t-elle pas le risque d’une «société à deux vitesses» en rendant la mobilité inabordable pour un grand nombre d’usagers ?

Tout d’abord : on ne pose que la question de la justice de la tarification de la mobilité, mais pas celle d’un statut quo en la matière. Aujourd’hui, tous les usagers profitent du subventionnement du trafic, quel que soit leur revenu. Comme les personnes à revenu élevé sont plus mobiles et utilisent bien souvent l’AG, elles sont particulièrement subventionnées par les contribuables. Mais il serait bien plus judicieux de supprimer les subventions générales allouées au trafic et de procéder à des transferts ciblés pour en faire profiter les groupes qui en ont vraiment besoin. Mais même à part cela : la mise en œuvre d’une tarification de la mobilité devrait s’effectuer progressivement sur un grand nombre d’années pour permettre aux gens d’adapter leur quotidien aux prix de mobilité plus élevés. Personne ne demande la mise en œuvre d’un degré de couverture de 100% pour le début de l’année prochaine.

La Confédération considère la tarification de la mobilité sous la forme d’un concept créé à longue échéance et a déjà chargé le DETEC de vérifier des projets pilotes. Comment jugez-vous cette démarche ?       

Il est important que la Confédération aborde ce thème sous l’aspect politique. D’une façon générale, cette idée de projets pilotes peut être judicieuse. À Stockholm, par exemple, on n’a introduit définitivement le péage urbain qu’après une phase pilote. Pendant la période de tests, il a été démontré que le «peak-pricing» choisi s’était traduit par une réduction sensible des embouteillages dans le centre-ville. Cette démonstration a convaincu les gens – se heurtant au début à une majorité de refus, cette redevance a reçu un accord majoritaire. Mais, ce qui convainc moins dans le concept de la Confédération, c’est l’horizon de planification de 15 ans avant l’introduction d’une tarification de la mobilité. Il n’existe guère d’autres secteurs qui n’aient été autant bouleversés par la numérisation que celui du trafic et donc un peu plus de rapidité chez les décideurs de la politique des transports serait le bienvenu.

La tarification de la mobilité doit rompre avec les pointes de trafic dans tous les modes de transport et permettre de réaliser une utilisation plus lissée des infrastructures de transport. Cette démarche ne provoque-t-elle pas automatiquement des conflits d’objectifs entre les deux modes de transport ?

Tout d’abord, il faut constater qu’il existe un grand nombre d’outils pour s’approcher progressivement des objectifs de la tarification de la mobilité – plus de financement propre et de tarifs différenciés. L’introduction de la redevance poids lourds liée aux prestations (RPLP) fut une première étape. D’autres étapes seraient par exemple des redevances pour traverser les centres-villes ou grands tunnels congestionnés. À la fin, on aurait créé une redevance routière dans tout le pays et, en contrepartie, la suppression d’autres impôts et redevances. Pour les TP, cela va du remplacement de l’AG pour retraités par un AG périodes creuses (remarque de la rédaction : périodes avec une faible utilisation) via des tarifs plus élevés aux heures de pointe jusqu’à un e-ticket variable dans tout le pays.

Introduction simultanée sur la route et le rail

Quelle serait la mise en œuvre de la tarification de la mobilité idéale ?

Que l’on introduise la tarification de la mobilité par étapes ou sous la forme d’un «big bang» – cela devra s’effectuer en même temps sur la route et sur le rail. La raison est simple : les deux modes de transport sont arrivés aujourd’hui déjà aux limites de leurs capacités dans de nombreux domaines. Un mouvement des prix relatifs entre les TP et le TIM se traduirait par un déplacement des flux de trafic et donc à une aggravation des problèmes de transport. Mais ceci signifie aussi une chose : nous devons travailler avec la répartition de travail historique entre la route et le rail et vivre également avec une certaine divergence qui existe dans les degrés de couverture des coûts. À ce sujet, il existe une «path dependence» de la politique des transports.

La tarification de la mobilité ne se traduit-elle pas par un «monstre bureaucratique» avec des coûts gigantesques de perception ?                                                                         

À notre avis, un concept de tarification de la mobilité doit répondre à deux conditions fondamentales. Premièrement, il faut maintenir les coûts administratifs aussi bas que possible. Dans ce domaine, la RPLP est exemplaire : les coûts d’exploitation de ce système se situent nettement sous les 10 % des recettes. Deuxièmement, un concept de tarification de la mobilité doit être confortable pour les utilisateurs. L’e-ticket, par exemple, combine des tarifs variables au facteur confort de l’AG – il n’est pas nécessaire d’avoir un billet simple. Le confort pour les utilisateurs signifie également des tarifs très clairement structurés et non pas une jungle de prix. Sur ces deux points, nous profitons du très rapide développement technologique : dans les années à venir, les systèmes de tarification de la mobilité seront moins onéreux et plus confortables pour l’utilisateur.

La protection des données est un thème central de la tarification de la mobilité. Comment peut-on garantir cette protection alors qu’il n’existe même pas de fondements légaux ?                                                            

Les réserves légitimes formulées en matière de protection des données doivent être prises en compte lors de la conception du système. Des possibilités techniques de dépersonnalisation des données recueillies existent, par exemple la base centrale de données ne sauvegarde que les redevances calculées pour un trajet mais pas les données de déplacement correspondantes des utilisateurs. Indépendamment de cela, il me semble que l’on exagère certaines inquiétudes. Car en définitive, de nos jours, d’énormes quantités de données sont recueillies sur tous ceux qui utilisent les médias sociaux ou possèdent un smartphone – même les profils de déplacement. Et ce, pas par un État contrôlé par une démocratie directe, mais par des offrants commerciaux qui, pour certains, ne dépendent même pas du droit suisse.

Cependant, la tarification de la mobilité est assez peu acceptée parmi la population.

Pour cette faible acceptation, je vois deux causes. D’une part, les utilisateurs sont habitués depuis des décennies à une mobilité bon marché grâce aux subventions allouées au trafic. D’autre part, le but de la tarification de la mobilité est que l’utilisateur ait conscience des coûts qu’il génère – et ce n’est qu’ainsi qu’il les prendra complétement en compte dans ses décisions de mobilité.

Comment cette acceptation peut être améliorée ?

Pour améliorer l’acceptation de la tarification de la mobilité, les conditions suivantes doivent être réunies : premièrement, il faut garantir que la tarification de la mobilité continue à avoir un impact sur la fiscalité, c’est-à-dire le citoyen profite en contrepartie d’un abattement fiscal. Deuxièmement, la tarification de la mobilité doit être conçue de façon à permettre de résoudre les problèmes actuels de trafic, en particulier à réduire les bouchons. Troisièmement, les pendulaires doivent profiter d’horaires de travail plus flexibles pour pouvoir éviter les heures de pointe. Dans le cas présent, la balle est dans le camp des employeurs. Tôt ou tard, on peut s’attendre que les problèmes de trafic s’accentuent et que donc l’acceptation pour de nouvelles idées de solution augmente.

Le financement par les utilisateurs, non pas par les contribuables

Aujourd’hui, la mobilité ne s’arrête pas à nos frontières. Dans quelle mesure devons-nous nous concerter avec l’étranger ou nous adapter si nous voulons mettre en place la tarification de la mobilité ?

Pour la Suisse, pays continental et de transit au cœur de l’Europe, la mise en place transfrontalière d’une tarification de la mobilité serait la meilleure solution. Dans un grand nombre de pays européens, des efforts sont entrepris pour mettre en place une tarification de la mobilité et à Bruxelles, on réfléchit déjà à des concepts dans toute l’U.E. Nous ne devons pas nous attendre à ce que l’U.E. résolve nos problèmes de trafic. Nous pourrions prendre immédiatement les premières mesures en direction d’une tarification de la mobilité de façon unilatérale.

Des villes comme Londres ou Copenhague ont déjà introduit un «roadpricing». Celui-ci se concentre exclusivement sur le domaine routier. Comment jugez-vous ce concept?

Un péage urbain avec des tarifs variables pourrait avoir un sens à Genève ou à Zurich car dans ces deux villes, il y a régulièrement des embouteillages, en particulier aux heures de pointe. À l’étranger, il existe un grand nombre de villes qui ont connu des résultats positifs avec de tels systèmes.

Lorsque l’on évoque le trafic de l’avenir, Singapour est toujours cité en exemple. Partagez-vous cet avis ?                                                                                                          

La cité-État de Singapour est dans l’ensemble exemplaire en ce qui concerne la gestion de l’infrastructure et également un précurseur dans le domaine de la tarification de la mobilité. Une infrastructure moderne, des technologies novatrices et une cohabitation efficace des différents modes de transport font partie d’un concept global de trafic. Quiconque s’est déjà rendu à Singapour aura pu l’apprécier. D’autant plus que la plupart des autres métropoles asiatiques sont confrontées au risque d’asphyxie du trafic.

Nous allons bientôt construire un second tube au Gotthard. Dans les pays voisins, un grand nombre de tunnels sont à péage. En sera-t-il ainsi ou doit-il en être ainsi pour le Gotthard ? 

Sur le réseau des routes nationales autrichiennes, il existe six «tronçons à péage spéciaux» traversant les Alpes pour lesquels on doit payer séparément. Cinq de ces tronçons se trouvent à d’importants tunnels. En France, outre le péage général, il existe également des tunnels à péage comme au mont Blanc. Mais aussi le tunnel du Grand-Saint-Bernard à la frontière franco-suisse est à péage depuis son ouverture dans les années 1960. Le tunnel autoroutier du Saint-Gotthard serait le candidat idéal pour un péage tunnel. L’assainissement du premier tube et la construction du deuxième coûteront environ 3 mrd. de francs et ici, c’est l’utilisateur qui paiera et non pas le contribuable. Avec ses 17 kilomètres, il est de loin le plus long tunnel autoroutier du pays et la perception d’une redevance aux deux accès ne présenterait aucun problème technique. De plus, il se trouve sur la route principale de transit à travers la Suisse, un péage toucherait ainsi le trafic de transit et ses coûts externes pour la Suisse. Et pour terminer, il y a régulièrement des bouchons à l’entrée du tunnel, par exemple pendant le week-end de Pâques et au début des vacances. Quoi de plus logique que d’évoquer le début d’une tarification de la mobilité plus importante avec ce projet ? Rompre avec les pointes de trafic grâce à des tarifs différenciés

Cette interview a été publiée dans la revue «Route et trafic» de la Fédération suisse des transports routiers et les professionnels VSS (N0. 1-2, Janvier-Février 2017)