«La plus forte baisse des salaires réels depuis 80 ans» : des économistes d’UBS ont récemment formulé des prévisions-choc. Dans la traditionnelle lutte des classes, les syndicats réclament l’augmentation des salaires. Mais assistons-nous vraiment en Suisse à une «crise du pouvoir d’achat» ?

Une simple analyse des chiffres permet de dresser un bilan légèrement moins dramatique. Selon l’indice suisse des salaires nominaux, ces derniers devraient augmenter d’un peu plus de 2 % cette année, soit environ 1 % de plus que ce que laisse entrevoir le sondage d’UBS. Il en résulte une baisse moyenne des salaires réels de 0,9 % : pas de quoi faire les gros titres. Plutôt que de comparer ce chiffre avec 1942 (baisse des salaires réels de 4,5 %), il serait préférable de se référer à 1981 (-1,0 %) ou à 2021 (-0,8 %). Si l’on considère l’évolution des salaires sur la base des données de l’AVS, les baisses devraient être encore plus faibles cette année (-0,5 %).

Pour savoir comment les salaires évoluent concrètement en Suisse, il faut être très méticuleux. Les résultats d’une telle évolution varient d’une statistique à l’autre. Une chose est sûre : de nombreux salariés devraient connaître une baisse du pouvoir d’achat cette année. Il est également évident que la hausse des prix touche particulièrement les ménages à bas revenus. L’évolution générale des salaires n’a donc qu’un intérêt limité.

L’écart salarial suisse ne se creuse pas

Les syndicats justifient leurs revendications sur l’évolution insuffisante des bas salaires. Cette affirmation n’est valable, si tant qu’elle le soit, uniquement pour une période de comparaison très sélective et courte. Objectivement, les bas salaires ont bel et bien augmenté ces dernières années. Selon les données disponibles, les 25 % et les 10 % des salaires les plus bas ont augmenté de 12 % en parité de pouvoir d’achat entre 2008 et 2020 (soit 0,9 % par an). Comme les 10 % des salaires les plus élevés ont augmenté dans la même proportion, on ne peut pas parler d’un écart salarial qui se creuse. L’évolution positive ne vaut pas seulement pour les salaires individuels, mais aussi pour les revenus disponibles des ménages. Ces derniers, qui déterminent en fin de compte le pouvoir d’achat des ménages, n’ont cessé d’augmenter au cours des dernières années.

La politique salariale menée par les partenaires sociaux en Suisse se caractérise par une volonté de compromis et une certaine modération salariale. Ce qui peut être défavorable à court terme pour les travailleurs individuels a des conséquences positives à long terme sur l’évolution de l’emploi et la résistance aux crises sur le marché du travail. La stabilité de la politique salariale se traduit également par des salaires nominaux rigides qui ne diminuent pas en période de chocs externes (p. ex. le «choc du franc» en 2015). Depuis l’introduction de l’indice suisse des salaires en 1942, les salaires nominaux n’ont baissé qu’une seule fois (2021 : -0,2 %). Avec une baisse des salaires nominaux, les employeurs craignent de saper le moral des travailleurs et de perdre une bonne main-d’œuvre. Ainsi, le renchérissement souvent négatif au cours de la dernière décennie (en cas d’augmentation modérée de salaires nominaux) a entraîné une hausse notable du pouvoir d’achat.

Par ailleurs, l’évolution des salaires est généralement à la traîne par rapport à l’inflation. Il semble que le recul de cette année sera en grande partie annulé l’année prochaine par des adaptations des salaires. Par rapport à d’autres pays, il n’est pas non plus vrai que les salariés participent de moins en moins à la performance économique. Au contraire : dans notre pays, les revenus salariaux ont même augmenté plus fortement que les revenus du capital. Ainsi, la part des salaires (part des revenus du travail dans le PIB) est passée d’environ 55 % au tournant du millénaire à 59 % aujourd’hui. On ne peut pas parler d’une «dévalorisation rampante du travail». Compte tenu de leur rôle, il est tout à fait logique que les syndicats exigent des augmentations de salaire importantes, qui s’avèrent tout à fait justifiées au vu de la baisse (rare) des salaires réels. Mais leurs exigences doivent également être comprises symboliquement dans un contexte plus large : la lutte pour la reconnaissance en matière de politique salariale et sociale. Mais à long terme, c’est la productivité du travail qui est déterminante pour la croissance des salaires réels et non pas l’intensité des cris d’alarme des syndicats. La productivité du travail est indispensable pour mener une politique économique libérale pour permettre aux entreprises de créer des emplois productifs.

Utiliser le filet social existant

Le fait qu’une partie de l’économie ne réponde pas entièrement aux revendications salariales est également lié à l’incertitude croissante. De nombreuses entreprises suisses se portent bien financièrement, mais les situations de départ diffèrent. Des hausses de prix importantes et la crise énergétique pèsent sur les perspectives économiques et entraînent une baisse des marges dans de nombreux domaines. Des augmentations collectives de salaires sont donc illusoires ; les entreprises sont les mieux placées pour connaître leur marge de manœuvre en fonction de chaque situation. Dans diverses branches (p. ex. l’hôtellerie), les partenaires sociaux ont convenu des augmentations générales des salaires. Dans d’autres secteurs, les négociations se sont avérées plus difficiles. En ces temps de tensions sur le marché du travail, les entreprises ne se précipiteront pas sur une éventuelle marge de manœuvre pour des augmentations de salaire.

Donc tout va bien ? Pas partout. Evidemment, l’augmentation du coût de la vie, notamment liée à la hausse des primes d’assurance maladie ou des loyers (charges), peut poser des problèmes financiers aux ménages. Il vaut toutefois la peine de rappeler le vaste filet d’aides sociales de la Suisse. Les œuvres sociales existantes telles que les réductions de primes individuelles, l’aide sociale et les prestations complémentaires à l’AVS/AI peuvent et doivent soulager les ménages de manière ciblée en cas de besoin. La protection sociale étant en premier lieu du ressort des cantons (et de leurs communes), ceux-ci ont le devoir de procéder à des adaptations des prestations si nécessaire.

Même si, cette année, les pertes de revenus ne sont pas réjouissantes, les travailleurs peuvent à nouveau s’attendre à une nette augmentation des salaires à moyen et long terme. C’est ce que laissent entrevoir l’évolution démographique et la pénurie de main-d’œuvre qui s’accentue de plus en plus.