Pour notre série «Why Switzerland?», nous avons demandé à plusieurs universitaires, intellectuels et membres de think tanks d’observer la Suisse de l’extérieur et d’exprimer leur avis sur cette question: «Pourquoi la Suisse est-elle si différente des pays voisins?». La dernière contribution à ce dossier est signée par Detmar Doering. Pour ce philosophe qui dirige l’Institut Libéral de la Fondation Friedrich Naumann pour la Liberté, c’est avant tout la conception différente du fédéralisme dans les deux pays qui explique pourquoi la Suisse prend l’avantage sur l’Allemagne en matière de prospérité. Selon l’auteur, en Suisse, la concurrence fiscale (fédéralisme concurrentiel) stimule l’économie. En Allemagne, par contre, les Länder n’ont pratiquement aucun droit de lever l’impôt et se financent par un mécanisme fédéral de péréquation financière (fédéralisme coopératif).
S’agissant d’économie et de politique, la Suisse et l’Allemagne se ressemblent à maints égards. Les deux pays ont une organisation fédérale, tous deux sont puissants économiquement. Leur tissu économique est fortement marqué par la présence de PME. Pourtant, en matière de croissance et de prospérité, la Suisse fait meilleure figure. Les économistes avancent depuis longtemps l’hypothèse que cela pourrait tenir à une conception différente du fédéralisme qu’ont les deux pays, à ce que la Suisse est plus axée sur la compétitivité et plus soucieuse de préserver l’économie de marché et la liberté économique.
Les citoyens suisses jouissent effectivement d’un niveau élevé de liberté économique, et ce niveau peut être mesuré. Chaque année, l’étude Economic Freedom of the World détermine l’indice de liberté économique dans 143 pays en examinant cinq domaines (taille de l’État, système judiciaire, politique monétaire, commerce extérieur, réglementation) sous l’angle de 42 critères. Les données sont classées sur une échelle de points allant de 0 (= pas libre) à 10 (= libre). Au final, il apparaît que pour la quasi-totalité des facteurs de prospérité (croissance, revenu, éducation, etc.) les pays les plus libres économiquement s’en tirent nettement mieux que ceux qui ne le sont pas. Le revenu moyen du quartile des pays du globe ayant le plus de liberté économique est près de sept fois supérieur à celui des moins libres! Et la Suisse se situe déjà depuis longtemps dans le peloton de tête.
Mais qu’en est-il du rapport entre le fédéralisme et cette liberté économique? Le degré de fédéralisme est mesurable lui aussi. En 2008, dans deux essais consacrés à la mesure de l’autonomie régionale, Gary Marks, Liesbeth Hooghe et Arian H. Schakel [1] ont déterminé le niveau des compétences des collectivités régionales pendant la période 1950-2006 dans 42 pays suivant 16 critères (avec 44 sous-critères). L’étude concerne aussi bien le niveau institutionnel (p. ex. l’existence d’une propre représentation parlementaire) que les domaines de compétences et l’autonomie en matière fiscale. Les critères ont été pris en compte en attribuant des points totalisés à la fin de l’étude. L’ensemble des données collectées est très vaste et comprend tous les échelons des collectivités territoriales. Seules les données correspondant au second échelon des collectivités (p. ex. les Länder allemands et les cantons suisses) ont été utilisées ici.
Sur ce diagramme qui présente les données de 2006, les pays sont répartis en trois groupes égaux, selon leur degré de fédéralisme, et corrélés avec leur degré de liberté économique:
Le graphique ne révèle aucun rapport significatif entre fédéralisme et liberté économique. Sur l’échelle de 10 points représentant la liberté économique, les différences se situent au niveau des chiffres après la virgule (fig. 1).
Ce résultat ne surprend pas compte tenu du fait qu’en soi, certains des critères utilisés par Marks/Hooghe/Schakel sont neutres vis-à-vis de la compétitivité économique; ainsi, par exemple, la question de la représentation parlementaire. Le «fédéralisme en tant que tel» n’a donc que peu d’effet. Ce qui est important, c’est la manière dont il stimule l’activité par le biais de la concurrence interne entre sites d’implantation. Et c’est là qu’apparaissent des différences. Alors que la concurrence fiscale (le fédéralisme concurrentiel) règne en Suisse, les Länder allemands n’ont pratiquement aucun droit de lever l’impôt et se financent par le biais d’une péréquation financière fédérale (fédéralisme coopératif).
Ce que cela signifie en pratique est illustré par une étude de l’OCDE sur le fédéralisme fiscal réalisée par Hansjörg Blöchliger et Oliver Petzold [2] qui ont analysé dans 21 pays de l’OCDE les parts des diverses sources de recettes dans le total des recettes fiscales des régions, et ce, en distinguant comme catégories les impôts perçus par les régions de manière autonome, les recettes fiscales redistribuées entre les différents échelons et les aides financières directes.
La fig. 2 montre que les cantons suisses se financent en premier lieu par des impôts levés de manière autonome, tandis qu’en Allemagne, il y a plutôt une fusion des impôts:
La part des impôts levés de manière autonome est le meilleur indicateur d’une vraie concurrence fiscale. Sur le diagramme suivant, les mêmes pays ont été classés suivant l’importance des pourcentages de recettes fiscales autonomes. Une répartition a été effectuée en trois groupes, à savoir les pays pour lesquels cette part est supérieure à 20 % des recettes totales, ceux dont elles représentent de 10 à 19 % et, enfin, un troisième groupe dans lequel le pourcentage est inférieur à 10 %. Les éléments pertinents sur le plan fiscal (taille de l’État/impôts) de l’indice Economic Freedom of the World ont été mis en parallèle pour ces trois groupes. Les données de la Suisse et de l’Allemagne ont été ajoutées au graphique à des fins de comparaison:
Il en ressort que ce sont les pays ayant un degré élevé d’autonomie fiscale en pratique qui brillent pour les critères «taille de l’État» et «impôts» (peu d’État et peu d’impôts) et affichent les meilleures notes au classement Economic Freedom of the World.
C’est aussi ce que révèle la comparaison directe de la Suisse et de l’Allemagne. L’Allemagne est le pur exemple de fédéralisme coopératif dans lequel les Länder n’ont pratiquement aucun moyen de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. La Suisse est le pays du monde ayant le taux le plus élevé d’impôts perçus de manière autonome à l’échelon régional et se distingue par la concurrence fiscale. Globalement, (bien que la Suisse l’emporte aussi dans ce domaine) le niveau général de liberté économique est assez semblable dans les deux pays (fig. 3). En ce qui concerne la taille de l’État et la fiscalité, la Suisse a pourtant incontestablement l’avantage. Les Suisses devraient en être reconnaissants à leur fédéralisme.
[1]Marks, Hooghe, Schakel, Regional and Federal Studies 18, No.2-3, 11-121, dies, ebd., 123-142
[2]Blöchliger/Petzold, Finding the Dividing Line Between Tax Sharing and Grants: A Statistical Investigation, OECD Working Paper, 2009