Le 26 mars, la Commission de la concurrence (Comco) a fourni des informations sur la manière dont le droit de la concurrence devrait être appliqué en Suisse pendant la crise de coronavirus. Dans son communiqué de presse, la Comco souligne qu’elle ne voit pas de nécessité d’adapter le droit de la concurrence découlant de la situation actuelle.
Cette réaction diffère de la communication des autres autorités européennes de la concurrence. Dans une déclaration commune, le réseau des autorités de concurrence de l’Union européenne (UE) a annoncé qu’il allait temporairement réorienter la politique de concurrence. En particulier, les différentes autorités n’interviendront pas contre les coopérations entre entreprises limitées dans le temps et nécessaires pour assurer l’approvisionnement de la population.
Dans le même temps, les régulateurs européens de la concurrence signalent qu’ils veulent prendre des mesures sévères contre les prix abusifs profitant de la situation actuelle. Il est pour elle de la plus haute importance que les produits médicaux destinés à lutter contre la pandémie continuent d’être commercialisés à des prix compétitifs. La Comco, en revanche, est réticente à le faire, affirmant que les prix prohibitifs ne peuvent être combattus que s’il y a abus de position dominante.
Comment comprendre et classer en termes économiques cette différence d’orientation des autorités de la concurrence en Suisse et dans l’UE ?
Accords et arrangements entre entreprises
Selon la théorie économique, les accords entre entreprises qui entravent la concurrence (par exemple, les accords sur les prix) ne sont stables que si les bénéfices qui peuvent être réalisés à long terme grâce à un comportement coordonné sont supérieurs aux bénéfices qui peuvent être réalisés à court terme avec un comportement divergent.
Dans le cas de chocs temporaires de la demande, tels que ceux déclenchés par la crise du coronavirus, l’effet sur la stabilité des accords de prix est clair : un choc négatif augmente la stabilité des accords, car s’en écarter à court terme ne permet qu’une augmentation relativement faible du volume. Un choc positif, en revanche, permet une forte expansion du volume et augmente ainsi les incitations des entreprises participantes à ne pas respecter l’accord, ce qui réduit sa stabilité.
Pour les biens les plus demandés en raison de la crise, il n’y a donc guère de risque accru d’accords susceptibles d’entraver la concurrence. Le fait que les chocs positifs de la demande tendent à avoir un effet proconcurrentiel peut être observé, par exemple, dans le secteur de la vente en ligne, où les capacités ne jouent pas un rôle majeur. De nombreuses plateformes Internet tentent actuellement de rendre leurs offres plus attrayantes et de gagner ainsi des parts de marché. Par exemple, de nombreux médias d’information rendent certaines parties de leur contenu librement accessibles, les services de streaming proposent des abonnements d’essai et les distributeurs de jeux d’ordinateur offrent des réductions substantielles.
En revanche, pour les biens dont la demande a diminué à la suite de la crise du coronavirus, les conditions pour des accords anticoncurrentiels stables ont eu tendance à s’améliorer. Toutefois, une augmentation des accords entre les entreprises de ces secteurs semble également peu plausible. L’expérience montre que les ententes sont souvent basées sur la confiance et le contact personnel entre les décideurs des entreprises concernées. L’énorme incertitude du marché concernant un éventuel resserrement ou assouplissement des mesures de politique sanitaire, des aides publiques et de l’évolution future de la demande a un effet très déstabilisant sur tout accord. Indépendamment de l’évolution de la demande, lorsque la fermeture de magasins est ordonnée par les autorités, la concurrence est de toute façon suspendue et ne peut pas être entravée davantage par des accords.
Le fait que la Comco souligne de cette manière l’interdiction des accords anticoncurrentiels dans son communiqué de presse est probablement lié à un incident récent : elle a eu vent que la centrale d’une association a offert à ses membres une assistance dans le cadre de la crise et a fait des recommandations sur de potentiels accords de coordination des prix. Bien que ce cas spécifique montre que des tentatives isolées de coordination problématique peuvent se présenter, les considérations ci-dessus suggèrent que celles-ci ne constituent pas un problème central de la crise du coronavirus.
D’un point de vue économique, il n’est donc pas très logique de concentrer trop fortement la politique de concurrence sur ces questions pendant la crise. Il convient notamment d’éviter une situation dans laquelle les entreprises ne savent pas si elles sont autorisées à prendre des mesures coordonnées pour assurer l’approvisionnement de la population. A cet égard, il est juste que la Comco donne des signaux clairs quant aux types de coopération qui sont tolérés et ceux qui ne le sont pas.
«Prix usuraires»
Les interventions du droit de la concurrence contre les «prix usuraires» sont controversées parmi les économistes. Des inquiétudes quant au fait que les interventions dans la tarification des entreprises entraînent des effets dynamiques négatifs sur le bien-être qui l’emportent sur une augmentation à court terme de l’efficacité allocative sont souvent formulées. Des marges élevées peuvent certainement être efficaces, même si de nombreux consommateurs les perçoivent comme prohibitives. En particulier dans les secteurs à forte intensité de recherche et à haut risque, les marges élevées attendues incitent souvent les entreprises manufacturières à réaliser des investissements importants. C’est précisément pour cette raison que le droit des brevets offre une protection temporaire des marges élevées.
Comme les capacités de production sont souvent peu modifiables à court terme (et que l’offre est donc inélastique par rapport au prix), les prix des biens essentiels peuvent augmenter fortement lorsque la demande augmente. Ce n’est pas nécessairement la conséquence d’un abus de pouvoir (temporairement accru), mais simplement l’expression de la rareté en hausse de ces biens, ce qui n’est pas criticable d’un point de vue allocatif. Toutefois, un choc positif de la demande dans le cas d’une offre inélastique peut accroître considérablement le bénéfice commercial des entreprises fournisseuses, ce qui est souvent perçu comme injuste du point de vue distributif. Cela semble être le cas de plusieurs rapports faisant état de fortes hausses de prix – par exemple pour les masques de protection ou les désinfectants.
Avant toute intervention des autorités de la concurrence, la cause concrète de l’augmentation des prix doit être soigneusement étudiée et il faut examiner si des conséquences négatives, par exemple sur la fonction de signal des prix, pourraient se produire. Les pertes d’efficacité dues à l’absence d’investissement doivent également être mises en balance avec les gains à court terme pour le consommateur résultant de l’interdiction des «prix usuraires».
Des objectifs différents, des priorités différentes
Le fait que, dans le monde entier, des interventions en matière de «prix usuraires» n’ont pas passé le cap du contrôle judiciaire explique probablement la retenue de la Comco en la matière. En outre, contrairement à d’autres pays, la Suisse dispose d’une autorité indépendante pour protéger les consommateurs contre les prix élevés.
La Comco peut donc se concentrer en premier lieu sur la protection de la concurrence en tant qu’institution – avec un accent sur le bien-être général – tandis que les autorités européennes de la concurrence doivent également garder à l’esprit le bien-être des consommateurs. Cette différence d’orientation se reflète également dans sa façon divergente d’évaluer les coopérations pour la gestion de crises : celles-ci peuvent faire beaucoup pour protéger la population, mais peu pour renforcer la concurrence.
La réalité montre que la crise actuelle rend plus difficile une politique de concurrence cohérente, en plus de nombreux autres défis. Il est plus important que jamais d’examiner les cas individuels d’une manière économiquement étayée ; les interventions prématurées, les règles per se et les considérations juridiques purement formelles peuvent faire plus de mal que de bien à l’économie.
Cet article est paru le 18 mai 2020 dans la «Ökonomenstimme».