Avec l’annonce d’une nouvelle augmentation des primes maladies pour 2024, le principe de prime égale par assuré – la prime par tête – est souvent remis en question. Ce concept caractérise pourtant le financement du système suisse de santé depuis plus d’un siècle. Il a été validé à plusieurs reprises dans les urnes (entre autres en 1900, 1912, 1974, 1994, et récemment encore en 2003, 2007 et 2014), même s’il a évolué.

Avant l’introduction de la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal) en 1996, les primes étaient échelonnées par âge d’entrée dans une caisse maladie (les personnes âgées s’acquittant de primes plus chères) et variaient en fonction du cercle d’assurés (étudiants, groupe professionnel). Mais au sein de chaque catégorie, les assurés s’acquittaient déjà d’une prime unique par tête. L’idée repose sur une logique assurantielle : la « valeur » assurée est la même pour tous car la prestation reçue, c’est-à-dire le traitement en cas de maladie, est équivalente pour tous.

Avec l’entrée en vigueur de la LAMal, deux changements majeurs ont été apportés : d’une part, l’obligation de s’assurer, respectivement l’obligation pour les caisses maladie d’accepter tous les assurés pour réduire la problématique de sélection des risques. D’autre part, une solidarité entre les personnes plutôt en bonne santé et les personnes malades. Ainsi les primes, au sein d’une assurance, ne dépendent plus de l’âge, mais sont désormais uniformes pour les assurés de 26 ans et plus résidant dans un même canton. Le principe d’une prime par tête a été conservé, mais la solidarité au sein d’une caisse a été étendue.

Les primes ne financent que 36% des soins

Les discussions sur les primes par tête négligent toutefois un élément déterminant. Dans le système actuel, la population finance certes les soins de base à travers ses primes maladies LAMal (env. 31 milliards de francs au total, soit 36% des coûts totaux en 2021), mais également via ses impôts. En effet, les traitements stationnaires (c’est-à-dire avec une nuitée à l’hôpital) sont pris en charge à 55% au minimum par les cantons. L’Etat contribue également au financement des soins à domicile ou des EMS tout comme à la prévention. Au total, 20 milliards de francs, soit 23% de l’ensemble des frais de santé, étaient pris en charge par l’Etat en 2021*. A cela s’ajoute 5,5 milliards de francs (2021) pour les réductions de prime de l’assurance maladie versés par la Confédération et les cantons. Pour chaque franc facturé aux assurances maladie, L’Etat ajoute environ 82 centimes.

Pour analyser l’effort de chacun au financement des soins en fonction de son revenu, il faut donc s’intéresser aux deux vecteurs de financement : les primes maladies LAMal et les impôts. Dans ce but, l’OFSP a mandaté en 2021 une étude méticuleuse pour étudier la redistribution au sein du système de santé à travers les primes d’assurance-maladie, les contributions de l’Etat au financement du système de santé et les réductions individuelles des primes (RIP). L’analyse se base sur les données de l’enquête sur les revenus et les conditions de vie (SILC) combinées avec les données individuelles anonymisées de l’assurance maladie (BAGSAN). Les résultats sont pondérés par « personne équivalente », c’est-à-dire en tenant compte des effets d’échelles au sein d’un ménage (par exemple : un ménage de deux adultes n’a pas deux fois plus de dépenses courantes que deux personnes seules).

*Ndb : Les autres dépenses sont financées à travers les assurances complémentaires, sociales, et privées, ainsi que via les versements directs des ménages (participation aux frais et paiements « out of Pocket »).

Plus un ménage est riche, plus il paie

Les résultats sont résumés dans le graphique ci-dessous. Pour chaque catégorie de revenus, la prime nette (soit la prime moins les subsides maladies) et les impôts payés au niveau communal, cantonal et fédéral pour financer les prestations de santé prises en charge par l’Etat ainsi que les réductions de primes sont comptabilisés. Il en ressort clairement que, plus un ménage est aisé, plus il participe au financement du système de santé. L’augmentation des dépenses de santé en fonction du revenu est garantie d’abord grâce à une réduction graduelle des subsides d’assurance maladie, puis par la progression de l’impôt.

Ainsi, à l’extrémité gauche du graphique sont représentés les bénéficiaires de l’aide sociale (AS) ou des prestations complémentaires (PC). La plupart de ces derniers ne paient presque pas de primes, ni d’impôts. En 2021, 700’000 personnes, soit 29% des bénéficiaires de réductions individuelles de primes, touchaient l’aide sociale ou des PC.

Les ménages modestes (entre le 10e et le 30e percentile) ne bénéficient ni de l’aide sociale, ni de prestations complémentaires. Ces ménages paient certes une prime, mais celle-ci est réduite grâce aux subsides. Ces derniers diminuent la charge des primes de respectivement 37% (<10e percentile), 19% (entre le 10e et le 20e percentile) et 9% (entre le 20e et le 30e percentile). Ces ménages s’acquittent en outre de peu d’impôts alloués à la santé (entre 9% et 14% de leur contribution totale, voir surfaces grises dans le graphique).

Pour leur part, la classe moyenne et les ménages aisés ont certes une prime plafonnée, mais la progressivité de l’impôt rend leur part fiscale nettement plus importante. Ainsi, les impôts représentent environ un cinquième du total des dépenses de santé pour les ménages autour du revenu médian (entre le 40e et le 60e percentile) et jusqu’à un tiers pour les ménages entre le 80e et le 90e percentile. Les 3% des ménages au plus haut revenu paient même deux fois plus via l’impôt que via les primes maladies.

Une charge variable selon le type de ménage

Au total, en considérant et les primes et les impôts, les ménages au-delà du 80e percentiles dépensent environ deux fois plus pour le financement de la santé que les 10% des ménages les moins aisés. L’idée que le financement des soins est le même pour tous, indépendamment du revenu, ne correspond pas aux faits et doit être rejetée.

La progression du financement ne dit toutefois rien sur la charge qu’il représente pour les ménages. L’étude de l’OFSP ne mesure pas la charge par personne équivalente. Mais elle donne toutefois une estimation du poids de la prime moyenne après subsides (mais sans tenir compte de l’impôt pour la santé) pour divers ménages-type et trois niveaux de revenus (voir tableau ci-dessous). Les résultats donnent une image très nuancée. Pour les retraités vivant seuls, la charge relative augmente avec le revenu. Pour les couples avec enfants et pour les actifs seuls, la charge augmente jusqu’à la médiane et diminue ensuite. Considérant que l’impôt, non représenté dans le tableau, augmente de façon progressive, il semblerait que le financement de la santé s’accroit bel et bien avec le revenu.

Les résultats sont par ailleurs proches des 10% du revenu disponible exigé par l’initiative populaire du Parti socialiste suisse, parfois même clairement en dessous. Alors que le monde politique s’agite en peignant le diable sur la muraille, les chiffres présentés permettent de mieux différentier la situation des ménages.

Les cantons ont déjà une marge de manœuvre

Les valeurs citées ci-dessus représentent une moyenne nationale, mais de fortes différences cantonales existent. Pour alléger ou distribuer autrement cette charge qui pèse sur les épaules de la population, il n’est toutefois pas nécessaire de changer de système au niveau fédéral. Les cantons ont déjà une marge de manœuvre via trois leviers principaux:

Premièrement, le niveau des coûts de la santé dans un canton n’est pas une fatalité. Il dépend aussi de la politique de santé menée. La planification hospitalière, celle des EMS ainsi que les restrictions pour l’établissement de médecins en cabinet relèvent de la compétence des cantons. L’organisation qui en résulte ne découlent pas seulement de décisions technocratiques gouvernementales, mais sont souvent le résultat des urnes :

  • Par exemple, la volonté populaire de garder deux hôpitaux équivalents dans le Canton de Neuchâtel exprimée en 2017 ou le refus de la fusion des hôpitaux cantonaux de Bâle-Ville et Bâle-Campagne lors d’un référendum en 2019. Ces décisions démocratiques sont absolument légitimes. Elles entrainent toutefois des dépenses supplémentaires qui se traduisent par une augmentation des primes et des parts fiscales dédiées à la santé à la charge des citoyens de ces cantons.

Deuxièmement, l’étendue des bénéficiaires des réductions individuelles de primes et les montants alloués sont également de compétence cantonale. Certains cantons soutiennent les ménages de façon parfois modérée, mais la portée du soutien, soit le nombre de personnes bénéficiaires, est plus important:

  • Ainsi, le canton de Vaud a introduit en 2019 une loi limitant les dépenses pour la prime-maladie à 10% du revenu déterminant des ménages. Il en résulte que près de 36% de la population vaudoise (contre 26% en moyenne suisse) profitent de ces subsides. Ces subsides pèsent toutefois lourds pour les contribuables vaudois. Ils compteront pour environ 810 millions de francs, soit près d’un quinzième du budget cantonal prévu pour 2024.
  • D’autres cantons comme celui de Neuchâtel préfèrent octroyer des subsides de manière plus ciblée : Seuls 19% des personnes en bénéficiaient en 2022, mais les montants sont plus élevés (env. 3700 francs par bénéficiaire, contre 2400 en moyenne suisse).
  • Enfin, certains cantons comme Zürich appliquent des conditions d’octroi plus strictes. Les ménages ayant recours à des déductions fiscales, comme des versements dans le 2e ou le 3e pilier de la prévoyance, ou les étudiants dont les parents bénéficient de revenus élevés n’ont pas droit à des subsides.

Troisièmement, enfin, la progression fiscale joue un rôle important pour déterminer les types de ménages qui contribuent au financement des soins à travers leurs impôts. Certains cantons prélèvent un impôt modéré « dès le premier franc » de revenu, alors que d’autres préfèrent une progression plus forte, mais seulement à partir d’un seuil de revenu élevé.

A travers ces trois leviers, les cantons peuvent alors influencer non seulement les coûts de la santé (et donc du niveau des primes), mais aussi la répartition de leur financement au sein de leur population. Cela permet d’introduire une progression très différenciée et respectueuses des préférences et nécessités locales, sans pour autant remettre en cause ni le fédéralisme ni le principe de financement dual, par la prime et par l’impôt, de notre système de santé.