Traditionnellement, l’armée suisse incarne le service citoyen par excellence. Mais l’engagement de non-professionnels dans ses rangs est-il encore compatible avec les missions d’une armée au XXIe siècle ? Que pense le commandant de corps Philippe Rebord d’une redéfinition du système de milice et du service civil ? L’armée devrait-elle s’ouvrir aux femmes ? Rapide tour d’horizon de ces questions.

Avenir Suisse : Monsieur le commandant de corps, après un peu plus d’une année à la tête de l’armée, comment voyez-vous les principales menaces pour la sécurité de notre pays ?

Philippe Rebord : Nous identifions actuellement cinq menaces. Le retour de la politique de puissance, y compris au niveau de l’armement nucléaire, avec un risque d’escalade dans la confrontation – même si l’agressivité verbale dépasse pour l’instant encore largement les réels chocs militaires opérationnels. La numérisation ouvre une nouvelle dimension, notamment en matière de cybersécurité. Le terrorisme, les flux migratoires ainsi que les changements climatiques sont aussi des menaces pour la sécurité de la Suisse.

Depuis votre incorporation dans l’armée, vous avez été le témoin de beaucoup de grandes réformes. Au fil de celles-ci, l’effectif de l’armée a successivement été revu à la baisse, aujourd’hui à 100 000 hommes. L’armée n’a-t-elle donc plus besoin d’autant d’hommes qu’autrefois ?

L’effectif de l’armée est défini en premier lieu par la politique, en tenant en compte de la menace et du budget. Cet effectif doit permettre à l’armée de remplir ses missions selon la volonté politique. Selon l’appréciation de la menace actuelle, la taille critique minimum de l’armée est de 100 000 hommes. Pour fonctionner correctement, et assurer en permanence cette quantité d’hommes, l’armée a besoin d’un effectif réel de 140 000 hommes. Cet effectif minimum est calculé selon le profil de prestation : 35 000 militaires sont prévus en cas de mobilisation, 35 000 autres afin d’assurer la relève et enfin 30 000 se chargent des autres prestations.

Philippe Rebord, chef de l'armée

Le commandant de corps Philippe Rebord, chef de l’armée suisse (pd)

Comment sont définies les principales missions de l’armée dans ce contexte ?

Les missions de l’armée sont inscrites dans la Constitution mais depuis janvier 2018, c’est la première fois que l’armée a un profil de prestations (contrat opérationnel). Ce contrat comprend entre autre le système de mobilisation, avec la volonté de pouvoir engager 8000 hommes complètement équipés dans un délai de 1 à 3 jours, et 35 000 en 10 jours. L’armée suisse fonctionne principalement en force de soutien aux autorités civiles et en appui aux cantons. Cela s’explique par le fait que la Suisse est le pays européen avec le plus faible taux de policiers par habitants. Ceci est aussi le souhait de la politique. Dès qu’une mission de protection ou de sécurité est appelée à durer, la logique de capacité a pour conséquence que l’on fait appel à l’armée (grosses manifestations, catastrophes naturelles, etc.).

Est-il plus facile que par le passé de se soustraire à ses obligations militaires ?

Non, le taux d’inaptitude est resté stable depuis 1870. Ce taux était de 8,7 % parmi les conscrits en 2016. Mais les raisons de l’inaptitude ont changé. Aujourd’hui, 25 % des inaptes le sont à cause de blessures graves liées notamment au ski ou au football.

Le service civil semble de plus en plus attractif pour les jeunes hommes en Suisse. Cela vous pose-t-il problème ?

Sur le fond, le service civil ne me pose aucun problème. C’est un service de remplacement prévu par la Constitution fédérale. En revanche, ce qui pose problème au bon fonctionnement de l’armée aujourd’hui, ce sont les personnes qui décident de quitter l’armée après l’école de recrue. Rendez-vous compte : 40 % des demandes des civilistes admis sont déposées une fois l’école de recrue terminée. Ces personnes ont été formées à une fonction par l’armée, à grands frais, et passent au service civil. L’armée perd chaque année après l’école de recrue des milliers d’officiers, de sousofficiers et de soldats formés par elle (2738 selon les chiffres du rapport annuel du service civil de 2017). Cette situation pose un énorme problème de répartition des spécialistes et de perte de compétences pour le service militaire. Elle sape aussi le retour sur investissement de la formation offerte par l’armée.

Que comptez-vous entreprendre pour contrer cette tendance ? Comment renforcer l’attractivité de l’armée auprès des jeunes hommes en âge de servir ?

Tout d’abord, je réfute complétement le fait que le service militaire peut ou doit être «attractif». Il y a des missions à remplir, fixées par les cantons, que l’armée se doit de satisfaire. Pour un étudiant, il sera toujours plus attractif de faire un stage de civiliste en ville au printemps que de monter la garde dans la nuit glaciale de Davos pendant le World Economic Forum. Cela dit, il est important que l’armée explique ce qu’elle fait, qu’elle communique le sens des missions qu’elle doit exécuter. Dans certains domaines, le service militaire a la cote, par exemple pour les sportifs d’élite. Ces dernières années, on a pu constater que lorsque l’armée est engagée, comme c’est le cas au WEF par exemple, le nombre de demande de dispenses n’augmente pas. La disponibilité de la milice est donc bien présente.

Quelle est la place de la «milice» dans un concept de sécurité contemporain du XXIe siècle ?

La Suisse est un pays basé sur le principe de milice, tout comme son armée. La milice est engagée et engageable partout et dans toutes les fonctions. L’objectif du recrutement est d’engager la bonne personne au bon endroit. Les Suisses accordent une grande importance au système de milice. Lors de la votation fédérale de 2013 sur l’abandon du système de milice, les Suisses se sont massivement opposés à ce texte (73,2 %). Les qualités de nos soldats de milice sont incomparables – grâce notamment au savoir-faire civil de nos citoyens en uniforme. Mes homologues étrangers sont régulièrement impressionnés.

L’armée doit-elle elle aussi s’adapter aux évolutions de la société et aux nouvelles exigences du marché du travail ?

Nous devons faire la différence entre le personnel professionnel et la milice. Il est vrai que nous devons être ouvert aux modèles de travail tels que le temps partiel, home office, etc. Ce n’est toutefois pas possible pour toutes les fonctions : par exemple, il n’est pas concevable qu’un commandant d’école travaille à temps partiel ou depuis son domicile. Nous devons aussi accorder une importance à la valorisation du parcours militaire. Dans le contexte de la mise en oeuvre du développement de l’armée (DEVA) à partir du 1er janvier 2018, l’une des quatre priorités est d’améliorer la formation des cadres. Les cadres de l’armée bénéficient d’indemnités de formation dont le montant peut aller de 3300 à 11 300 francs selon le grade et la fonction. De plus, un grand nombre d’universités reconnaissent aussi les formations militaires en octroyant des crédits ECTS.

Objectif «cohésion sociale» : quelle est la «prestation» de l’armée en matière d’intégration sociale ?

L’armée est encore aujourd’hui un moteur pour la cohésion nationale. En particulier, les naturalisés représentent 35 % des effectifs dans les rangs de l’armée. Mais l’intégration ne concerne pas que les Suisses d’origine étrangère ; le service militaire permet aussi de lier des personnes d’univers et de langues différentes.

Aujourd’hui il est beaucoup question de l’éventuelle substitution de la main-d’oeuvre par des robots. Est-il envisageable de remplacer une partie des soldats par une armée de robots ? Si oui, les citoyens doivent-ils continuer à être impliqués directement dans leur outil de défense ?

Le système de milice repose sur les humains et leur savoir-faire ainsi que leur capacité à prendre des décisions. Actuellement, les robots ne sont pas une option pour notre armée de milice. En revanche, notre armée est déjà dotée de systèmes avec une autonomie élevée, par exemple pour certains types de drones.

Avenir Suisse suggère l’instauration d’un Service citoyen élargi qui pourrait s’effectuer au choix dans l’armée (pour les citoyens suisses) ou dans d’autres domaines de service à la communauté. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Le modèle d’obligation de servir fait aussi l’objet de discussion au sein du département. Sur mandat du Conseil fédéral, un groupe de travail présidé par l’ancien conseiller national Arthur Loepfe a effectué un examen intégral du système de l’obligation de servir. Dans son rapport, publié en juillet 2016, il est arrivé à la conclusion qu’il n’est pas urgent de procéder à une adaptation du système. Le Conseil fédéral attend une analyse plus précise de la situation à cet égard. Il considère que l’obligation de servir pour les femmes constitue à la fois une question de politique de sécurité et un sujet de société, et qu’elle doit faire l’objet de discussions approfondies. Ces travaux devront être achevés d’ici fin 2020.

Une obligation de servir élargie aux femmes aurait le mérite d’apporter plus d’égalité entre les sexes et étendrait considérablement le bassin
de recrutement. L’armée ne pourrait-elle pas en profiter ?

Sur le principe, il est positif d’étendre l’obligation de servir aux hommes et aux femmes. Cela dit, si cela se faisait, il ne faudrait pas surestimer l’importance de l’élargissement du pool de recrutement, ni la difficulté de sélectionner les profils les plus adéquats pour l’armée. Ce dossier est
actuellement à l’échelon politique.

Le «modèle norvégien» est-il une source d’inspiration pour la Suisse en la matière ?

C’est un modèle très intéressant, que j’ai observé de près sur place. Tout d’abord, les différences avec la Suisse, qui sont gigantesques : La Norvège est membre de l’OTAN, a une armée professionnelle de près de 60 000 hommes (Suisse, environ 9 000 professionnels civils et militaires), principalement dans la marine et l’aviation. Ensuite, l’inspiration possible pour notre pays : la Norvège mobilise chaque année environ 10 000 nouveaux miliciens, sélectionnés sur la bases de tests d’aptitude. Un candidat sur six est retenu. Le taux de femmes s’engageant dans l’armée norvégienne est passé de 28 % à 50 % en trois ans, souvent dans la police militaire. Cela prouve que les femmes peuvent s’intéresser au service militaire et que l’armée peut leur réserver des places adéquates. Ce sont les pères, et pas les femmes, qui avaient initialement le plus de craintes.

L’armée suisse a-t-elle les moyens de concilier à long terme son objectif de sécurité et sa contribution à la cohésion sociale ?

L’objectif majeur de l’armée est avant tout la sécurité, mais il ne faut surtout pas devoir choisir entre les deux. Une forte cohésion au sein de la société est un atout majeur pour la sécurité, surtout intérieure. Ainsi, le faible taux suisse de policiers par habitants n’a pas pour conséquence une augmentation du taux de criminalité, bien au contraire. L’armée suisse doit donc continuer à pouvoir jouer son rôle de «machine d’intégration», car cela renforce son objectif principal. En matière de sécurité, le plus grand défi est le maintien des ressources nécessaires à accomplir le coeur de cette mission. Dans ce domaine, il faut des ressources (en hommes et en matériel) dédiées à une activité opérationnelle militaire. Et j’ajouterais qu’il n’y a pas de service de remplacement pour la sécurité. C’est une mission que seule l’armée peut effectuer.

Cet article fait partie de notre série d’articles thématiques intitulée «Vers un service citoyen». Avenir Suisse y aborde la question de l’engagement milicien dans l’Etat et de la mise en place d’un service citoyen. Chaque semaine, un nouvel article sera publié sur notre site web.