L’été n’est pas seulement synonyme de baignades, bronzettes et balades. C’est aussi la période propice aux activités culturelles de toutes sortes : festivals de cinéma en plein air, concerts, musées, expositions, jardins botaniques, les villes romandes ne manquent pas d’offres accessibles à tous pour occuper les longs jours estivaux. Accessibles, parce que souvent gratuites : la volonté de démocratiser la culture peut s’observer au travers de l’accès partiellement libre de certains festivals de musique, notamment le Montreux Jazz, voire par la gratuité totale de certaines manifestations comme Cinétransat à Genève, festival de film en plein air plébiscité par les habitants de la cité de Calvin.
Gratuit, donc ? Pas si simple. S’il faut saluer le libre accès à la culture – historiquement, les musées étaient gratuits car conçus pour «éduquer le peuple» –, il faut justement distinguer plusieurs concepts : le libre accès à un bien et sa gratuité. Pour le consommateur, ces deux notions se confondent : accéder librement à un concert revient à un concert «gratuit». Or, si ce concert laisse intact le porte-monnaie du spectateur, il a cependant un coût et doit être financé : comment payer les artistes, la location de la salle, les techniciens du son, le programmateur, le graphiste du flyer, le community manager qui a promu l’événement sur les réseaux sociaux, etc. ?
Ces coûts peuvent être supportés par les pouvoirs publics, au travers de subventions de l’Etat, ou par le secteur privé par le biais du sponsorat, de la publicité et de la restauration, à l’image du Cully Jazz, dont l’entrée est partiellement gratuite. Cependant, comme l’illustre le cas emblématique du Musée d’art et d’histoire de Genève, dont la rénovation financée par un partenariat public-privé a été refusée par référendum par le peuple genevois en 2016, la «privatisation» de la culture fait débat. En cause : la transparence des modalités des accords avec le privé et le respect de l’autonomie du musée en tant que musée public. Le canton de Vaud, lui, valorise les partenariats publics-privés, notamment pour le nouveau pôle muséal. Ces partenariats avec le secteur privé n’est donc pas à rejeter en soi dans le cas des musées. Il est même souhaitable, mais il convient d’être clair sur ses modalités.
Des coûts non-monétaires pour la valeur de la culture et pour les artistes
La gratuité de l’accès à la culture, donc, coûte de l’argent. Mais il existe également d’autres types de coûts associés au gratuit. Si la gratuité peut être un levier de fréquentation pour un public sinon moins intéressé par la prestation culturelle offerte, elle remet également en cause la notion de valeur, risquant de transformer le public en consommateurs passifs : il n’a pas de compte à exiger d’une prestation pour laquelle il ne paie rien, ce qui peut pousser soit à une perception dégradée de la qualité de l’offre proposée, soit à un comportement plus nonchalant voire profane par rapport aux personnes pour lesquelles la gratuité de l’accès n’est pas un critère de fréquentation. L’absence de dépense monétaire supprime en effet la formalisation de l’engagement et peut risquer de dévaloriser une visite au musée ou un concert, alors que payer son entrée implique le consommateur.
Il convient également de mentionner les coûts qui incombent aux auteurs et artistes lors d’une prestation gratuite. En effet, l’internet et son idée centrale de libre-accès et de partage aidant, de plus en plus de corps de métiers artistiques voient leur branche subir des transformations structurelles, à l’image de la crise traversée par les graphistes. Pour le consommateur, la baisse des prix ainsi qu’une palette toujours plus large d’offres grâce à l’abaissement des barrières d’entrée pour les nouveaux prestataires représentent cependant un avantage. Dans un marché efficace offrant plus de concurrence, c’est le client qui doit décider de la qualité du produit – et le prix qu’il souhaite payer pour cette prestation.
Dans le domaine de la culture, le gratuit a donc un coût, que ce soit pour les consommateurs, pour les collectivités publiques, pour le secteur privé ou pour les artistes. S’il faut en être conscient, cela ne veut pas dire qu’il faille y renoncer : la culture est trop importante pour notre économie (22 milliards de francs de valeur ajoutée en 2013, soit 3,4 % du PIB de l’époque selon l’OFS). La culture peut être libre et gratuite, mais des modèles économiques viables doivent être construits sur d’autres valeurs.
D’ailleurs, dans le cadre de la gratuité, la relation duale entre valeur d’échange et valeur d’usage disparaît au profit de la valeur d’échange symbolique. De plus, les individus appliquent les normes de l’échange social lorsqu’il s’agit d’un bien ou service gratuit, alors que dès qu’un prix est mentionné, ce sont les normes du marché qui s’appliquent. Ainsi, une expérience a montré que si des bonbons étaient proposés à des étudiants pour un centime, ils en achetaient en moyenne quatre chacun, alors que si ces mêmes bonbons étaient proposés gratuitement, les étudiants n’en prenaient qu’un seul.
Vers une économie du partage
Pour la Toile, plusieurs modèles qui donne le droit de partage sans finalité commerciale sont déjà imaginés, tels que la licence globale (autorisation donnée aux internautes pour accéder et échanger des contenus culturels sur l’internet), la contribution créative (une contribution forfaitaire de tous les abonnés à l’internet pour rémunérer et financer la création) ou le mécénat global (une somme versée au fournisseur d’accès à l’internet par l’internaute, ensuite reversée aux sociétés de gestion des droits d’auteur). C’est justement sur cette notion de partage qu’il convient de réfléchir : le partage est une valeur qui contribue à en donner aux œuvres. Par exemple, le film Home de Yann Arthus Bertrand a été mis en diffusion gratuite sur l’internet, ce qui lui a permis d’acquérir une valeur qui a ensuite pu être monétisée au profit de l’auteur grâce à la vente de DVD et à sa projection en salle.
En fin de compte, si la gratuité permet aux plus démunis – ou aux plus curieux ! – de profiter de l’offre culturelle, il faut tenir compte des coûts non monétaires qu’elle comporte et être conscient de certaines peurs du public, telles que l’uniformisation de la culture reprochée à la mondialisation ou les réticences face à certaines formes de marketing excessif. Toutefois, sans le secteur privé, en particulier le sponsorat, le libre-accès à la culture est menacé, risquant ainsi de réduire la diversité de l’offre et de conduire à l’uniformisation de la culture décriée ci-dessus. Une culture du partage se doit d’intégrer le secteur privé ; il faut cependant réfléchir à des modèles qui rémunèrent les artistes et ne déprécient pas la qualité perçue de la prestation culturelle proposée. La culture a forcément un prix – comme tout ce qui est précieux.
Cet article fait partie de notre série d’été romande «Clapotis au bord du Léman» autour de notre publication «Le dynamisme unique de l’Arc lémanique».