Le professeur Sergio Rossi, dans sa chronique du 15 octobre (L’Hebdo 42) soutient que le scandale de la fraude à grande échelle de Volkswagen «a fait passer sous silence le véritable problème que celui-ci pose au modèle socioéconomique allemand, fondé sur l’ordolibéralisme, à savoir l’idée que l’Etat doit se limiter à assurer les conditions-cadres par lesquelles les entreprises peuvent se livrer à une saine concurrence respectant le cadre légal». Emporté par une certaine «Schadenfreude», l’auteur aimerait voir dans la lourde faute commise par VW la preuve de l’échec du système capitaliste à l’allemande dans son entier (qu’il appelle «ordolibéralisme»). Sa critique passe à côté de la cible: il accuse l’ensemble du marché pour une faute commise par l’un de ses acteurs. Autant critiquer le Code pénal parce qu’il y a des délinquants. Implicitement, M. Rossi blâme le «système» de n’avoir pas édicté suffisamment de règles dans le domaine automobile, en se limitant à des «conditions-cadres». Abusant de cette liberté, les top managers de VW, au nom de la «compétitivité», auraient donc pu librement mettre en place des processus d’optimalisation financière – dans ce cas, la mise au point de logiciels tricheurs pour les systèmes antipollution des moteurs diesel-, sans égard pour l’honnêteté et l’intérêt général.

Cette interprétation ne tient pas. Le marché automobile est loin d’être dérégulé: les Etats ont depuis longtemps adopté des règles de protection du bien commun, en matière de sécurité ou de protection de l’environnement, notamment des mesures sévères de réduction des émissions polluantes. Cette réglementation ne laisse pas de marge de manoeuvre: aucun constructeur, aussi puissant soit-il, ne peut s’affranchir de ces obligations. En trichant avec cynisme (et stupidité), en tentant d’obtenir un avantage illicite, VW n’a respecté ni la loi en vigueur, ni les règles d’une saine concurrence. Le cas VW n’est donc pas une situation d’absence ou d’insuffisance de règles, mais de non-respect grave de règles déjà existantes.

La critique adressée à l’ordolibéralisme tombe à plat. Dans le «dieselgate», il existe des règles légales qui protègent le bien commun. Un acteur important du marché n’a pas respecté ces règles, il doit donc être sanctionné. Le système fonctionne, car c’est l’impunité qui serait choquante. Le professeur Rossi aimerait aussi tirer du cas VW des arguments moraux nouveaux en faveur de la Grèce, toujours engagée dans de délicates négociations avec l’UE (et pas seulement l’Allemagne) sur la gestion de sa dette publique. «Angela Merkel ne pourra pas continuer à refuser d’alléger la dette publique grecque en affirmant que les règles doivent être respectées. Alexis Tsipras pourra facilement lui faire remarquer que l’Allemagne n’a pas de leçons à donner sur l’ordre économique (prétendument) imposé par l’économie de marché», écrit le professeur Rossi.

Certes, bien que le gouvernement allemand semble ne jamais avoir eu connaissance de la tricherie de l’entreprise, le cas VW porte atteinte à la réputation du pays tout entier, bien au-delà de l’entreprise. La suspicion générée par le «dieselgate» sape la formidable présomption de qualité qui existait pour les produits industriels allemands. Désormais, l’Allemagne et la Grèce vivront l’expérience commune d’être largement perçues par le prisme erroné de stéréotypes mentaux simplificateurs, sans rapport avec la réalité de leur situation. C’est un terreau d’espoir pour une meilleure compréhension réciproque. Mais on ne comprend pas très bien en quoi l’Allemagne, en tant qu’Etat, devrait prendre à son compte, même moralement, les turpitudes de VW, entreprise largement en mains privées. Il serait tout aussi peu légitime de reprocher au gouvernement de M. Tsipras le cynisme fiscal et les fraudes de quelques grands armateurs grecs. Les Etats ne doivent pas répondre du comportement de leurs fraudeurs, sauf s’ils les ont encouragés ou sciemment tolérés. Et on ne peut pas blâmer l’ordolibéralisme pour la faillite individuelle d’un acteur du marché, fût-il VW.

Cet article a été publié dans «L'Hebdo» le 22 octobre 2015.