Alors que la Fête des Vignerons débute demain et que le 42e Congrès Mondial de la Vigne et du Vin bat son plein à Genève, Avenir Suisse vous propose de découvrir l’interview du Meilleur Sommelier de Suisse 2015 du Gaut&Millau. Jérôme Aké Béda, surnommé le Pape du Chasselas, est un fervent défenseur des vins de l’Arc lémanique. Bien que Lavaux soit un terroir propice à la vigne et que le paysage invite à l’oenotourisme, il appelle les vignerons à ne pas se reposer sur leurs lauriers.
Jérôme Cosandey :Vous avez été sacré l’an dernier «Commandeur de l’Ordre des Vins Vaudois», mais avez grandi en Côte-d’Ivoire. Pourquoi avoir quitté votre pays natal ?
Jérôme Aké Béda :Mon départ a été avant tout motivé par l’envie de me perfectionner dans la restauration et l’hôtellerie. Il y avait aussi une incertitude liée à la situation politique des années 1990, alors que notre ancien et vénéré président Houphouët Boigny était mourant. Ma première destination fut les Etats-Unis, puis la Suisse, reconnue pour la qualité de ses écoles hôtelières.
Comment êtes-vous entré dans le monde du vin ?
Par accident, car au départ, et même actuellement à l’Auberge de l’Onde à Saint-Saphorin, ma fonction première est celle de «Maître d’hôtel». Puis j’ai glissé dans le vin et je m’y sens très bien.
Quelle influence a eu votre origine sur votre succès professionnel ?
Voici bientôt 30 ans que je suis en Suisse, et je ne me souviens pas avoir été refoulé dans mon travail parce que j’avais la peau noire, ni subi d’injustice quand je méritais un poste. Est-ce parce que je suis connu comme le loup blanc ? (Rires)
En 2015, Gault & Millau vous a élu «Sommelier de l’année» en Suisse. Quelles qualités faut-il avoir pour ce titre ?
Je ne connais pas les critères de sélection, mais un bon sommelier doit avoir une bonne mémoire, être passionné et surtout curieux de tout. Il doit être affable, humble et savoir écouter ses clients. Il doit aussi avoir beaucoup de tact et de psychologie.
Parlez-nous de cette passion. Qu’est-ce qui fait un grand vin ?
Un grand vin se construit sur trois fondations. C’est avant tout une notion de terroir, le sol doit être en harmonie avec le cépage. Trop de vignerons plantent des cépages un peu n’importe où, pour suivre la mode. Puis il y a l’historicité, la continuité de la qualité au fil des ans. Enfin, il faut un vigneron qui sait mettre tout ça en musique afin de sublimer les millésimes.
Qu’entendez-vous par harmonie entre le sol et le cépage en Suisse ?
Prenez l’exemple du Chasselas qui embellit les côtes du Léman depuis le 16e siècle. C’est un cépage originaire du bassin lémanique, comme des analyses génétiques l’ont démontré, il est donc parfaitement adapté au sol de la région. C’est un cépage identitaire, comme les Suisses.
Le Chasselas, un cépage identitaire ?
Oui. Le Chasselas est au début fin et un peu taciturne. Mais avec le temps, il devient redoutable. Il n’est pas dans la démonstration, il faut savoir attendre. Un bon Chasselas est un vin presque autiste, d’abord renfermé sur lui-même, mais qui développe sa complexité seulement après deux ans, quand il est issu d’un terroir approprié.
Quel est le rôle d’un bon vigneron ?
Les grands vins se font dans les vignes. Une mauvaise récolte ne se rattrape pas en cave. Les bons vignerons ne sont jamais au domaine, ne répondent pas au téléphone, parce qu’ils sont toujours dehors près de leurs ceps.
Quel avenir voyez-vous pour le vin suisse ?
Nous sommes condamnés à produire de la qualité. Les acteurs du monde vitivinicole doivent prendre conscience que c’est en se tournant vers une agriculture propre, axée sur la rareté et la qualité que nous pourrons justifier nos prix et être reconnus dans le monde du vin, en Suisse comme à l’étranger.
Avons-nous les terroirs pour produire cette qualité ?
Oui, surtout pour le Chasselas dans l’Arc lémanique et le Pinot noir entre le Lac de Neuchâtel et les Grisons. En Lavaux, le Dézaley et le Calamin détiennent l’appellation AOC Grand Cru et sont des terroirs d’excellence. Ils profitent parfaitement de la chaleur des «trois soleils» de l’Arc lémanique : celle produite par l’astre céleste, celle captée dans les murs de pierre et rendue la nuit, et celle reflétée par le lac. Mais ces parcelles ne couvrent que, respectivement, 54 et 16 hectares, comparés aux 3775 hectares de surfaces vinicoles dans le canton de Vaud.
A quand alors la bouteille à 200 francs ?
Ni le public suisse, ni étranger n’est prêt aujourd’hui à payer autant pour une bouteille de vin suisse. A l’étranger, la concurrence en termes de qualité est très forte, pour des coûts de productions bien moindres. En Suisse, les consommateurs accueillent avec scepticisme une bouteille chère et répètent comme des ventriloques les préjugés envers les vins locaux. Certains vignerons valaisans ont essayé de vendre des bouteilles à ces prix-là, mais avec un succès mitigé.
Faut-il alors se tourner vers une exportation de masse ?
La Suisse ne doit pas être subjuguée par l’exportation. Nous restons un petit pays et notre production n’est déjà pas suffisante pour satisfaire le marché local. Ce serait un véritable risque de vouloir sacrifier une qualité de production issue d’une agriculture presqu’artisanale au profit d’une production de masse.
Avons-nous un problème de marketing ?
Bien des vignerons sont des entreprises familiales, réunissant plusieurs générations sur un domaine. Le savoir-faire est surtout dans le travail de la vigne et moins dans le marketing. Bien des producteurs n’ont pas encore de site internet comparable à la concurrence étrangère, ou pas de site du tout. Pour nombre d’entre eux, une collaboration au sein d’une appellation AOC aurait plus de sens. Pas seulement sur la toile, mais aussi avec des points de vente communs, gérés par des professionnels de la vente.
Quel pourrait être l’impact du réchauffement climatique ?
Le réchauffement climatique est une réalité n’en déplaise au «blond» de l’autre côté de l’Atlantique. Les grands domaines du monde viticole ont pris la mesure de cette problématique et des réflexions sont menées pour parer à l’augmentation du taux d’alcool dans le raisin à cause du surplus de soleil. La biodynamie pourrait être un début de solution. J’ai observé que la plupart de ces vins ont une légèreté et une «buvabilité» qui rappelle les eaux minérales avec moins de dureté et beaucoup de digestibilité.
Quelles opportunités voyez-vous pour l’oenotourisme ?
Nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers et penser que nous avons une rente de situation parce que Lavaux est classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Le site est paradisiaque et unique, mais le «wow effect» doit être conditionné par une production de vins de qualité et un accueil unique qui ferait rêver tout visiteur. On a déjà une concentration de restauration de qualité. L’oenotourisme, encore à un stade embryonnaire, peut jouer un grand rôle ; une réflexion profonde reste de mise.
Retrouvez cet article et d’autres concernant la région dans notre publication «Le dynamisme unique de l’Arc lémanique».