Les objets de votations deviennent de plus en plus incompréhensibles, complexes ou anodins. Faut-il pouvoir voter sur tout ? Oui, répond la Suisse. Avec raison.

Avant de passer Jean-Marie Le Pen au crible de son réquisitoire du «Tribunal des flagrants délires», l’inoubliable Pierre Desproges s’interrogeait sur l’humour: «Peut-on rire de tout?» et «Peut-on rire avec tout le monde?». Sa réponse: «On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui.» Cette belle formule (ou belle dérobade) peut-elle être utile en politique ? Pas vraiment, ou alors seulement à moitié.

En Suisse, on vote sur tout avec n’importe qui. Tout le monde (enfin presque, il faut un passeport à croix blanche) peut voter, mais pas question de choisir ses co-votants : pas de castes, pas de vote censitaire, pas de privilèges. Tous égaux : one man, one vote. Et même one woman, one vote depuis 1971. Tant pis au passage pour les nombreux étrangers résidents qui travaillent et sont contribuables en Suisse ; ils paient et ne votent pas, merci à eux. Sur ce thème, la Suisse est bien loin du principe «No taxation without representation». C’était pour cette cause que quelques Américains avaient organisé en 1773 une Boston Tea Party restée dans les mémoires. Fin de la digression et retour aux Helvètes d’aujourd’hui.

Peut-on voter sur tout ? Les Suisses ne s’en privent pas. La fiscalité, l’asile, la politique migratoire, les assurances sociales, la sécurité alimentaire sont des Dauerbrenner dans nos votations. «Monnaie pleine» et «Revenu de base inconditionnel» ont été des surprises au menu. Mais lorsque je dois expliquer la démocratie directe à un étranger, je reprends l’exemple du dimanche 26 novembre 1989, lorsque les Suisses ont refusé le même jour de nouvelles limitations de vitesse sur les autoroutes et la suppression de l’armée. Votation totalement incompréhensible ailleurs, car c’est à la fois trop peu et beaucoup trop. La vitesse sur les autoroutes ? Une décision à confier au ministère, pas aux automobilistes. Circulez ! La suppression de l’armée ? allô, non mais allô quoi ? Vous n’y pensez pas ? Faire décider le peuple sur un sujet aussi essentiel ? Pas question de prendre ce «risque» ailleurs que dans la pittoresque Helvétie.

La Suisse fait d’ailleurs parfois dans le folklore électoral. Armin Capaul, 64 ans, paysan de montagne, Grison têtu, pas un mot de français malgré vingt ans à Perreffite (BE), barbe drue et bonnet de laine, hippie non repenti (il se dit qu’il porte les mêmes vêtements depuis Woodstock), trait ses vaches en écoutant Santana. Bientôt, il va devenir pour quelques mois la coqueluche politique de ce pays. Partant presque seul, il a réussi à récolter 119 626 signatures valables, forçant ainsi une votation fédérale sur son initiative «Pour les vaches à cornes». Celle-ci demande un subventionnement pour les paysans qui ne coupent pas les cornes de leurs vaches, taureaux, boucs et chèvres (le raton laveur cher à Prévert n’est pas mentionné dans le texte). Je suis de ceux qui pensent que l’initiative «Hornkuh» ne mérite pas sa place dans la Constitution. Mais je suis épaté et conquis par la puissance narrative et évocatrice de cette mini-épopée : un citoyen (très) motivé peut décrocher «sa» votation, sur un sujet qui lui tient à coeur, sans devoir tenir compte des institutions en place, forcément décourageantes. Votons pour ou contre les vaches à cornes, rigolons un peu de cet heureux pays et de ses «problèmes» luxueux, mais admirons sans réserve la formidable culture politique sous-jacente à une telle aventure : non, «ils» ne font pas que ce qu’ils veulent. Moi, citoyen, moi aussi, j’ai le droit – rare et précieux – de faire parfois entendre ma petite musique.

«L’important, ce n’est pas la destination, c’est le voyage», aurait dit Robert Louis Stevenson. Paraphrasons et exagérons : dans la démocratie directe, l’important ce n’est pas le résultat de la votation, c’est le débat. L’essentiel est ailleurs, dans une culture politique cultivant la fabrique à rêves, la soupape à frustrations et le sentiment d’avoir son mot à dire.

Cet article est paru dans le Matin Dimanche du 10 juin 2018.