Depuis l’attaque russe contre l’Ukraine, une nouvelle réalité en matière de sécurité s’impose, également en Suisse. D’ici 2032, le Parlement veut porter le budget de l’armée à 1 % du produit intérieur brut. A Berne, les négociations sur les budgets sont en cours, et avec elles resurgit une question que l’on aime éluder sur le plan politique : qui va payer ?
Un problème structurel de dépenses
Le plan financier jusqu’en 2029 illustre le dilemme : l’économie va croître d’environ 8 %, mais les dépenses fédérales de plus de 18 %, en tenant déjà compte du programme d’allègement. A partir de 2029, des déficits structurels réapparaîtront. La Confédération a donc un énorme problème de dépenses. Et c’est précisément maintenant que le budget de l’armée devrait augmenter de 500 millions de francs par an.
Des idées bien connues refont surface : hausse de la TVA, création d’un nouveau fonds ou recours à un emprunt pour la défense. Toutes promettent de l’argent « facile » pour l’armée, sans imposer d’autres reformes. Ces solutions seraient certes simples à adopter au Parlement, mais la population qui en subirait les conséquences : depuis l’introduction du frein à l’endettement, le taux d’imposition a nettement augmenté ; et le poids des nouvelles dettes incombera aux générations futures qui devront en plus financer un nombre bien plus important de retraités
Et c’est là que se trouve l’essentiel du problème : « It’s the demography, stupid. » Toujours plus de retraités et toujours moins d’actifs : cela fait grimper les dépenses sociales plus vite que les recettes. Depuis 2003, les dépenses sociales fédérales par habitant, ajustées de l’inflation, ont augmenté de 44 %.
Quand le « bon vieux temps » est révolu
Depuis des décennies, cette évolution caractérise le budget de la Confédération. Elle reflète la baisse continue des dépenses de défense, et montre où les « dividendes de la paix » ont été investis. En 1965, la part des dépenses sociales était d’environ 15 % ; aujourd’hui elle dépasse les 35 %. La part des dépenses militaires est passée de près de 30 % à environ 7 %.
Sans réaction politique malgré les menaces croissantes, cette tendance se poursuivra : entre 2024 et 2029, les dépenses sociales augmenteront de 6,4 milliards de francs, soit 2,5 fois plus que les dépenses de sécurité.
La fin des « dividendes de la paix » ne doit pas peser uniquement sur les jeunes
Le déséquilibre budgétaire n’est pas seulement financier, mais aussi social. Les dividendes de la paix ont permis d’étendre l’AVS et les prestations de santé. Les actuelles et prochaines générations de retraités en ont largement profité : elles vivent plus longtemps, en meilleure santé et dans une situation économique plus stable que toutes les générations précédentes.
Les jeunes, eux, entrent dans une situation financière bien plus difficile : ils devront financer un système social croissant alors qu’ils seront moins nombreux. Ils supportent déjà aujourd’hui une grande partie de la charge liée à la sécurité. Ils effectuent leur service militaire et consacrent ainsi leur temps, leur santé et leur carrière au service du pays, ou paient la taxe d’exemption d’obligation de servir.
Les générations précédentes ont également servi la société, cela ne fait aucun doute. Mais les conditions ont changé : le vieillissement de la population et les tensions géopolitiques imposent des défis bien plus grands qu’auparavant.
Ce que l’AVS a avoir avec la capacité de défense
Il existe une piste pour une plus grande équité intergénérationnelle : la prochaine génération de retraités pourrait contribuer à la nouvelle situation sécuritaire, non pas en uniforme, mais en partant à la retraite un peu plus tardivement. Une telle contribution à la sécurité, via l’âge de référence, permettrait à la fois un soulagement financier et un apport direct à la défense nationale.
Une vie active plus longue est non seulement équitable, mais aussi un levier efficace en matière de politique financière Un calcul approximatif : pour que le budget de l’armée atteigne 1 % du PIB en 2032, il faut 5 milliards de francs supplémentaires par an.
L’âge de référence devrait atteindre environ 67,5 ans. En effet, cela permettrait d’ajuster la contribution fédérale à l’AVS de manière à ce que les économies réalisées puissent couvrir les besoins financiers de l’armée à long terme, sans nouveaux impôts et sans assouplissement du frein à l’endettement.
Un coup d’œil à l’étranger, illustre que cela n’a rien d’inhabituel : au Danemark, par exemple, l’âge de la retraite est lié à l’espérance de vie et est déjà de 67 ans et augmentera progressivement jusqu’à 70 ans d’ici 2040.
Un programme de sécurité intergénérationnel
Même si la solution est logique sur le plan économique, une approche combinée serait plus acceptable sur le plan politique. Exemple : une année dédiée à la sécurité dans le secteur privé rapporterait 2 milliards et les 3 milliards restants devraient être financés par le budget de la Confédération.
C’est là que le rapport d’experts de Serge Gaillard entre en jeu : il identifie un potentiel d’allègement de 5 milliards de francs, dont le Conseil fédéral n’a jusqu’à présent intégré qu’environ 60 % dans ses plans financiers. Si toutes les mesures étaient mises en œuvre, cela générerait 2 à 2,5 milliards de francs supplémentaires d’ici 2029. A partir de 2035, le découplage de la contribution fédérale à l’AVS de ses dépenses ajouterait encore un demi-milliard de francs, soit l’une des propositions les plus efficaces du rapport. Si l’on additionne les gains d’efficacité à une année dédiée à la sécurité, on pourrait couvrir l’intégralité des 5 milliards supplémentaires nécessaires.
Mais la politique semble prendre le chemin inverse : seules 1,8 à 2,4 milliards des économies prévues pourraient se concrétiser, et encore, leur réalisation reste incertaine. Compte tenu du déficit de financement dans le domaine de la défense nationale, une mise en œuvre plus cohérente serait toutefois essentielle pour faciliter, avant 2032, la marge de manœuvre nécessaire à l’augmentation du budget de l’armée. Tout aussi important : les responsables politiques doivent prouver qu’ils sont capables de faire des économies dans leurs propres domaines d’intérêt et de freiner réellement la croissance des dépenses en dehors des institutions sociales. Ce n’est qu’alors qu’ils pourront expliquer de manière crédible aux citoyens pourquoi une contribution supplémentaire à la sécurité est nécessaire.
La sécurité a besoin de de toutes les générations
Pour renforcer la sécurité militaire et la sécurité sociale, il faut des solutions durables aux problèmes structurels de dépenses. La population active assume déjà une charge fiscale croissante, et les jeunes devront financer davantage de dettes et un nombre toujours plus élevé de retraités. C’est justement pour cette raison que la prochaine génération de retraités peut contribuer de manière solidaire : non pas dans les casernes, mais en prolongeant leur engagement dans la vie professionnelle, là où leur expérience et leur temps bénéficient le plus au pays.
Encadré : Base de calcul
Les calculs se fondent sur les besoins financiers de la défense militaire nationale. Pour les couvrir, il faudrait consacrer au moins 1 % de la performance économique à la sécurité militaire. Le Parlement prévoit donc d’augmenter les dépenses à partir de 2032 pour atteindre 1 % du PIB. Pour l’année modèle 2035, nous tablons sur un PIB nominal de 1 100 milliards de francs (selon les taux de croissance des scénarios du Seco). Par rapport aux dépenses fédérales actuelles pour la défense militaire du pays, qui s’élèvent à 6,3 milliards de francs, cela se traduit par un besoin de financement supplémentaire d’environ 5 milliards de francs en 2035.
Variante 1 : financement intégral par une contribution de sécurité à l’âge de référence
L’Office fédéral des assurances sociales a estimé à environ 1,3 milliard de francs par an les économies réalisées grâce à l’augmentation de l’âge de référence des femmes dans le cadre des mesures AVS 21. Avec un âge de référence de 66 ans pour tous, l’OFAS table en outre sur un allègement potentiel d’environ 2 milliards de francs par an. Nous partons donc du principe que chaque année supplémentaire d’âge de référence allège le compte de l’AVS de 2 milliards de francs. Avec un besoin de financement de 5 milliards de francs, il faudrait donc travailler deux ans et demi de plus, soit jusqu’à 67,5 ans.
Variante 2 : année dédiée à la sécurité et programme d’allègement
Pour couvrir les besoins financiers en matière de politique de sécurité, nous nous appuyons sur trois éléments :
- Augmentation de l’âge de référence : comme dans la variante 1, un âge de référence de 66 ans permettrait d’économiser environ 2 milliards de francs. Ces fonds allégeraient d’autant le budget de la Confédération, tout en réduisant la contribution fédérale à l’AVS.
- Mise en œuvre du rapport d’experts Gaillard : le groupe d’experts dirigé par Serge Gaillard identifie un potentiel d’allègement d’environ 5 milliards de francs. Jusqu’à présent, seuls 1,8 à 2,4 milliards de francs ont été pris en compte dans le processus parlementaire. Une mise en œuvre complète permettrait donc de dégager 2 à 2,5 milliards de francs supplémentaires.
- Dissociation de l’AVS et de la Confédération : le rapport d’experts souligne notamment la possibilité de dissocier les contributions de la Confédération à l’AVS de l’évolution des dépenses de l’AVS. Cette mesure, d’un montant d’environ 200 millions de francs, a été supprimée lors du processus de consultation. Nos calculs montrent toutefois qu’à partir de 2035, cela permettrait un allègement annuel compris entre 750 millions et 1 milliard de francs, à condition que les contributions de la Confédération soient alignées à l’évolution des recettes de la TVA plutôt qu’aux dépenses de l’AVS à partir de 2028.
Au total, cela créerait une marge de manœuvre d’environ 5 milliards de francs par an. Suffisamment pour renforcer la capacité de défense de la Suisse, sans nouveaux impôts, sans nouvelles dettes et sans assouplissement du frein à l’endettement.
Parallèlement, le débat politique sur le financement de l’AVS se poursuit, en particulier depuis l’acceptation de la 13e révision de l’AVS. Le Conseil fédéral et le Parlement misent probablement sur des recettes supplémentaires et une assiette fiscale plus large (voir aussi AVS 2030). Notre proposition ne remplace pas ces réflexions, mais les complète par un élément central qui fait jusqu’à présent défaut dans tous les projets : l’augmentation de l’âge de référence.
Seule cette mesure permettra de financer le tournant en matière de politique de sécurité sans créer de nouvelles dettes. Pour l’AVS, une deuxième réforme à long terme sera ensuite nécessaire : l’adaptation de l’âge de référence à l’espérance de vie, comme le font déjà de nombreux pays européens. C’est la seule manière de réduire durablement la pression structurelle sur l’AVS.