L’invasion russe et les sanctions des pays occidentaux qui ont suivi secouent les marchés de l’énergie. Mardi 8 mars 2022, le prix du gaz naturel en Europe a dépassé les 200 euros/MWh. Ces dernières années, la normale se situait à environ 20 euros. A 130 dollars le baril, le prix du pétrole (Brent) n’a jamais été aussi élevé depuis 2008 (après avoir atteint des sommets au début de la crise du Covid-19 il y a moins de deux ans). Pour un litre de sans plomb 95, on paie déjà plus de 2 francs dans de nombreuses stations-service suisses.

D’une part, c’est une mauvaise nouvelle pour l’instauration d’une politique climatique efficace. Dans ces conditions, il sera encore plus difficile de faire comprendre à la population qu’une tarification conséquente et généralisée des énergies fossiles est nécessaire pour établir la vérité des coûts en matière d’émissions de CO2 et pour inciter à passer aux énergies renouvelables.

D’autre part, c’est une bonne nouvelle pour cette politique climatique efficace. L’explosion des prix des énergies fossiles est en réalité exactement ce que l’on aurait dû normalement obtenir de manière artificielle. Bien évidemment, une flambée des prix due à de tels bouleversements géopolitiques n’est pas équivalente à une taxe d’incitation imposée par l’Etat. D’une part, il y a l’offre, où l’augmentation des prix de l’énergie incite davantage à la promotion des énergies fossiles. De l’autre, il y a la demande. Les producteurs et les consommateurs savent que les prix de l’énergie peuvent naturellement fluctuer et, théoriquement, être à nouveau très bas dès l’année prochaine. Alors qu’une taxe d’incitation, et dans une moindre mesure, un prix du CO2 résultant de l’échange de quotas d’émission sont prévisibles et calculables sur plusieurs années, et sont davantage pris en compte dans les décisions d’investissement qu’une hausse des prix provoquée par des crises exogènes.

A propos de l’échange de quotas d’émission, la Commission européenne a déjà annoncé, en réponse à l’explosion des prix, son intention de les plafonner et d’utiliser à cette fin, entre autres, les recettes de l’échange de quotas d’émission. Dans les faits, utiliser les recettes des taxes sur les énergies fossiles pour subventionner les énergies fossiles est une absurdité politique sans précédent.

Pourtant, l’instabilité en Europe de l’Est incite fortement à s’affranchir encore plus rapidement des énergies fossiles de pays qui ne partagent pas nos valeurs démocratiques et de liberté, car ces pays ne sont pas fiables. En ce sens, la crise pourrait accélérer le passage aux énergies renouvelables.

Comme de nombreux autres pays, la Suisse poursuit l’objectif de zéro net d’ici 2050.

Le laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (Empa) a récemment calculé comment une mise en œuvre du «zéro net» serait réalisable du point de vue de la technologie énergétique en Suisse et quels en seraient les coûts. La valeur de tels scénarios – imaginés par des experts en énergie et non par des activistes pour le climat – ne peut pas être surestimée.

Besoins importants de stockage saisonnier

Selon l’Empa, l’électrification de notre approvisionnement en énergie (celle du trafic routier et des chauffages via des pompes à chaleur) entraînerait logiquement une nette augmentation de la consommation d’électricité par personne de 0,85 kW à 1,83 kW (on mesure ici la puissance utilisée en moyenne annuelle par habitant). Cela nécessiterait des installations photovoltaïques équivalant à 13 % de la surface d’habitat, soit trois fois la surface de toit disponible. Et ce n’est que le début : l’excédent d’électricité en été et le déficit en hiver entraînent un besoin de stockage saisonnier de 2,3 MWh/habitant. Les batteries ne permettent pas de couvrir un tel besoin de stockage. Même en cas de développement prévisible de la technologie des batteries, cela nécessiterait quarante fois la production annuelle ondiale de batteries lithium de l’année 2020 !

Une alternative serait d’utiliser les centrales à pompage-turbinage. Mais ce scénario s’avère lui aussi peu plausible. Il faudrait augmenter la capacité de 220 %, ce qui correspondrait à une augmentation annuelle (jusqu’en 2035) de l’ordre de grandeur de la Grande-Dixence, le plus grand barrage de pompage-turbinage. C’est donc totalement illusoire au vu des objections des associations de protection de l’environnement (non sans ironie), même contre des projets de construction nettement plus petits.

Quels coûts et atteintes à l’environnement peut-on accepter ? Construire un lac de pompage-turbinage de la taille de la Grande-Dixence tous les ans est, dans tous les cas, illusoire. (Xavier von Erlach, Unsplash)

D’une part, il reste le stockage de l’excédent saisonnier sous forme d’hydrogène. Pour cela, il faudrait toutefois des sites de stockage d’un volume de 57 millions de mètres cubes, et une toute nouvelle infrastructure de distribution de cet hydrogène. En raison des pertes dues à la conversion, la surface photovoltaïque nécessaire augmenterait, pour atteindre 32 % de la surface d’habitation.

D’autre part, on peut imaginer un stockage sous forme d’essence synthétique. Dans ce cas, l’hydrogène obtenu au préalable par électrolyse serait combiné chimiquement avec du CO2, préalablement récupéré dans l’atmosphère. Ce processus entrainerait des pertes de transformation importantes : la surface photovoltaïque nécessaire s’élèverait à 60 % de la surface d’habitation, soit environ 14 fois les surfaces de toit disponibles. L’avantage serait que l’on pourrait stocker et distribuer l’énergie avec l’infrastructure qui existe déjà aujourd’hui.

Conclusions

Voici les enseignements que nous pouvons tirer de ces scénarios :

  • Une telle transformation de l’infrastructure énergétique en vue de l’indépendance énergétique pour atteindre le zéro net en Suisse serait, premièrement, extrêmement coûteuse et, deuxièmement, incroyablement consommatrice de ressources, ce qui est non-négligeable, car c’est justement pour des questions environnementales que cette transformation aurait lieu.
  • Des solutions internationales avec des approches de prix les plus globales possibles sont nécessaires pour atteindre un zéro net moyennant des coûts que la population (pas seulement en Suisse, mais aussi dans d’autres pays moins riches) est prête à supporter, même en partie. Le Sahara ou l’Australie, par exemple, disposent de millions de kilomètres carrés de surfaces désertiques inexploitées qui se prêtent bien mieux au développement d’installations photovoltaïques que les paysages suisses. Le rayonnement solaire y est bien plus fort et régulier au cours d’une année que dans notre pays. Selon l’expert de l’Empa Andreas Züttel, il suffirait par exemple d’un huitième de la surface de l’Australie pour approvisionner le monde entier en sources d’énergie synthétique neutres en CO2.
  • Les technologies permettant de récupérer le CO2 dans l’atmosphère doivent être encouragées. Aussi grands que soient les doutes de certains acteurs quant à la capacité de telles technologies à être évolutives, la Suisse est un pays prospère qui dispose d’une main-d’œuvre qualifiée. Elle est à la pointe mondiale du développement technologique dans différents domaines. Et ses coûts d’évitement du CO2 sont élevés en raison du niveau généralement élevé des prix et de la production d’énergie déjà relativement faible en émission de CO2 en comparaison mondiale. Où, si ce n’est ici, faudrait-il faire avancer la recherche sur ces technologies ? De plus, pour le scénario de l’essence synthétique, une telle récupération serait de toute façon nécessaire à grande échelle. Et même dans d’autres scénarios, il reste des sources de gaz à effet de serre (par exemple la production de béton ou l’agriculture) qui doivent être compensées d’une manière ou d’une autre.
  • L’énergie nucléaire n’est pas mentionnée dans le travail de recherche de l’Empa. Elle fournit une énergie en ruban exploitable et en grande partie exempte de CO2, qui n’est pas soumise aux fluctuations quotidiennes et saisonnières. Certes, selon différentes statistiques, l’énergie nucléaire est aujourd’hui plus chère que l’électricité photovoltaïque ou même éolienne, notamment en raison des réglementations restrictives en Europe. Mais seulement tant que l’on néglige les coûts colossaux de l’infrastructure de stockage et de réseau électrique nécessaire en cas d’approvisionnement par des sources d’énergie renouvelables, comme expliqué dans les paragraphes précédents. Ce n’est pas un hasard si, onze ans après Fukushima, l’énergie nucléaire connaît un renouveau, ou du moins que les tabous sont rompus dans quelques pays. Ce changement de mentalité pourrait également être accéléré par l’invasion russe en Ukraine.