Comment les étrangers voient-ils la Suisse d’aujourd’hui? Pourquoi la Suisse est-elle si différente des pays voisins? Nous avons demandé leur opinion sur ces sujets à divers universitaires et membres de think tanks. Le premier à s’exprimer est l’historien Jonathan Steinberg, professeur à l’Université de Pennsylvanie et à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni), auteur du bestseller «Why Switzerland?» dont la troisième édition va paraître prochainement. Pour Jonathan Steinberg, la stabilité extraordinaire des institutions suisses est le fruit d’un processus engagé depuis des siècles et difficile à imiter. L’auteur n’est toutefois pas certain que ces institutions aient aussi la capacité de faire face aux défis de la mondialisation.

Il y a toujours eu des accords et des traités entre communautés ou régions. Le Pacte fédéral qui, à compter de 1291, a régi les relations entre les Communautés de vallées (Talschaften) était cependant un accord d’un genre tout à fait particulier, comme le soulignent Jean-Daniel Morerod et Justin Favrod dans leur passionnante contribution au livre «Geschichte der Schweiz» dédié à l’histoire de la Suisse. Nulle part ailleurs il n’a été scellé d’alliance politique et juridique comparable entre des communautés rurales, qui agissaient alors comme si elles étaient souveraines et qui allaient le rester par la suite.

Un autre fondement de la Suisse d’aujourd’hui fut déjà affirmé par un article unique dans le Pacte fédéral :«D’un accord unanime, nous avons juré, statué et décidé que nous n’accepterons et ne reconnaîtrons en aucun cas dans lesdites vallées un juge qui aurait payé sa charge de quelque manière, soit en argent soit à quelque autre prix, ou qui ne serait pas de chez nous et membre de nos communautés.»

En Suisse, souveraineté a toujours eu le sens de gouvernance propre et les communautés de vallées avaient pleine souveraineté juridique sur leur territoire. Même lors de l’élargissement de la Confédération, le fondement juridique n’a pas été remis en cause, et les compétences de la Diète fédérale, l’organe central, demeurèrent limitées.

Rheinfelden

Selon Jonathan Steinberg, la démocratie directe n’est pas née de la volonté du peuple suisse mais du fait que les autorités politiques n’ont jamais été suffisamment puissantes pour pouvoir réprimer la voix de leur peuple. (image: Fotolia)

Dans ses jeunes années, la Confédération survécut aussi parce que les cantons avaient des soldats de grande qualité, capables de repousser les tentatives de conquête. À partir de 1500, ils partirent eux-mêmes de plus en plus souvent à la conquête des autres. En 1515, la défaite de Marignan contraignit pourtant les Confédérés à renoncer au statut de grande puissance militaire, notamment parce que tous les cantons n’avaient pas combattu ensemble. Deux ans plus tard, Ulrich Zwingli viola le serment à la cathédrale Grossmünster de Zurich et la Suisse commença à se déchirer pour des raisons religieuses.

Entre 1515 et 1712, soit pendant quasiment deux siècles, les Confédérés se tinrent à l’écart des guerres de religion internationales, tirant d’ailleurs un profit financier de leur neutralité. En même temps pourtant, ils se combattaient mutuellement à cause de leurs différentes convictions religieuses et politiques et signaient des traités secrets avec les puissants de l’Europe. Mais ni les protestants, ni les catholiques ne réussirent à triompher de leurs adversaires, et un traité de paix nationale fut finalement signé en 1712.

La Suisse de l’Ancien Régime était une collection d’oligarchies. Les élites cantonales se laissaient soudoyer par les puissances étrangères et fournissaient des soldats comme mercenaires. Cependant, leurs sujets réclamaient des privilèges et des droits et se soulevaient à certaines occasions pour les défendre. Même les «Gnädigen Herren» de Berne devaient faire attention à la manière dont ils traitaient leurs sujets.

La Suisse n’a jamais évolué vers un état absolutiste. Comme Frédéric Guillaume de Brandebourg, Grand Électeur de Prusse, l’affirmait en 1667: «Les alliances sont certainement une bonne chose, mais mieux vaut encore se fier à sa propre puissance. »[1]

En 1798, ni l’armée française, ni les jacobins suisses ne réussirent à mettre en place une république helvétique ayant une constitution unifiée et, en 1803, Napoléon restaura le fédéralisme, avec des cantons plus ou moins souverains.

La dernière guerre entre catholiques et protestants eut lieu en 1847. L’année suivante, la Suisse franchit le pas menant de l’Ancien Régime au fédéralisme moderne. Après la défaite des catholiques de la ligue du Sonderbund, les libéraux profitèrent de l’occasion pour renforcer le pouvoir central en Suisse. Ils eurent toutefois la prudence de laisser aux cantons de larges droits d’auto-détermination, surtout dans les domaines considérés comme particulièrement sensibles (l’éducation par exemple). Ainsi les régions catholiques du pays ne pouvaient être ensuite contraintes par la force, d’autant plus qu’elles contrôlaient aussi les cols alpins.

Les autres, privés de leurs droits par la méfiance traditionnelle des libéraux envers les masses, poursuivirent leur combat et obtinrent un important succès avec l’entrée en vigueur de la constitution zurichoise en 1869. Comme l’explique Theodor Curti dans «Le référendum : histoire de la législation populaire en Suisse» (1882), la Déclaration de Zurich de 1869 stipulait que «le peuple exerce le pouvoir législatif avec le soutien du Grand Conseil (Kantonsrat)»[2]. Par la suite, le droit d’initiative fut inscrit dans la constitution fédérale en 1891.

Aucun autre État, et certainement pas l’Union européenne, ne saurait imiter le modèle suisse car celui-ci repose sur près d’un millénaire d’expérience. Il n’a pas vu le jour parce que le peuple suisse voulait délibérément adopter la démocratie directe sous cette forme, mais parce que les autorités politiques, depuis le Pacte fédéral jusqu’à l’initiative de février 2014 «contre l’immigration de masse», n’ont jamais été suffisamment puissantes pour imposer leur volonté au peuple. La notion de souveraineté populaire s’est développée au fil des siècles, au prix de nombreuses luttes intestines. Ceci a débouché sur une immuabilité institutionnelle qui, jusqu’à la dernière décennie, a semblé d’une stabilité absolue.

L’exception suisse, avec son système complexe d’équilibre des pouvoirs et de jaillissements réguliers de démocratie directe, survivra-t-elle à la mondialisation? Aux énormes transferts de capitaux et à l’immigration croissante? A l’infiltration d’Internet dans la culture, par simple clic, à la perte de confiance dans les élites traditionnelles et au manque de confiance en soi croissant de celles-ci? La Suisse et ses institutions n’ont plus fait face à de tels dangers existentiels depuis 1798. Il n’y a même pas de consensus sur ce que sont les dangers et comment le Souverain devrait réagir. Ce manque de consensus menace l’essence même du modèle suisse. J’espère sincèrement me tromper dans cette analyse.


[1] Christopher Clark, Iron Kingdom. The Rise and Downfall of Prussia, 1600 – 1947 (Cambridge, Mass: Harvard University Press, 2006), p. 48


[2] Theodor Curti, Geschichte der Schweizerischen Voklsgesetzgebung (Zugkeich eine Geschichte der Schweizerischen Demokratie) Bern: Dalp’sche Buchandlung, 1882, p. 234