Protectionnisme agricole

En Suisse, c’est dans l’assiette que le protectionnisme est souvent au rendez-vous. Des dizaines de labels martèlent depuis des années aux consommateurs que les produits locaux – «pur Suisse» telle que la tautologie de la publicité pour le sucre helvétique – seraient meilleurs. Il est étonnant qu’aucune organisation caritative ne se soit encore donné pour mission de venir en aide à nos voisins en leur livrant de bons produits suisses, pour qu’ils n’aient plus à ingurgiter leurs aliments de moins bonne qualité.

La part que représentent les transferts directs dans les revenus des agriculteurs est de 62%, ce qui constitue un record mondial (en comparaison, la Nouvelle-Zélande – un pays avec des conditions similaires – arrive à moins d’1 %). Ce que l’autarcie devrait augmenter. Cependant, davantage d’autarcie ne signifie pas davantage de «sécurité alimentaire». Même le Conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, en charge de l’agriculture, constate que «la sécurité alimentaire n’existe qu’avec le libre-échange».

Du point de vue du commerce extérieur, la Suisse est dans une situation difficile. La conclusion de nouveaux accords de libre-échange est rendue difficile par le refus de faire des concessions en matière agricole. Pour l’instant, ces concessions n’ont été accordées que pour des biens qui ne peuvent être produits en Suisse. Pourtant, la prochaine étape serait de conclure des accords de libre-échange agricole avec des pays comme les Etats-Unis, le Brésil, l’Argentine ou l’UE, qui produisent des biens similaires à la Suisse. Des chaînes de production diversifiées sont une meilleure protection contre les pénuries d’approvisionnement que l’isolation et la protection de l’industrie agricole locale.

Le risque que les clients des agriculteurs suisses prennent la poudre d’escampette en cas de libre-échange est loin d’être inéluctable : il n’y a pas d’autre pays au monde où l’on dépense autant par habitant pour des produits bio et issu du commerce équitable. La disposition des consommateurs à payer pour des produits suisses de haute qualité est élevée. Ainsi, les agriculteurs helvétiques auraient assurément des opportunités commerciales – s’ils se spécialisaient sur des produits innovants et de qualité. Certainement aussi au-delà des frontières nationales.

Une politique hospitalière axée sur les cantons

Le Nouveau financement hospitalier est en vigueur depuis 2012. L’un de ses objectifs était de garantir le libre choix de l’hôpital pour tous les patients, aussi au-delà des frontières cantonales. Certains cantons tentent cependant de restreindre ce libre choix au bénéfice de leurs hôpitaux publics – par exemple en imposant des critères d’admission restrictifs sur leur liste hospitalière. Ce «cantonalisme» mène à une offre excédentaire avec des conséquences financières pour la collectivité.

Le remplacement des listes cantonales par des critères sanitaires unifiés et valables dans toute la Suisse serait la solution, car le bien-être des patients devrait être la priorité, et non pas des réflexions de politique régionale. Ces critères de qualité devraient surtout mettre en avant les résultats (par exemple les taux de complications par catégorie d’intervention ou la satisfaction des patients). Il faut donc davantage prendre en compte les «outcomes» et moins les «inputs». Cela permet de se détacher d’une structure standardisée au bénéfice de formes d’organisation variées, comme les soins intégrés. C’est justement dans les régions périphériques et de montagne que cette orientation sur les résultats, et la flexibilité qui en découle, est importante pour garantir une prise en charge hospitalière de qualité avec de petites structures stationnaires. Il serait aussi pertinent de compléter les critères de qualité par des critères économiques. On pourrait par exemple prévoir que les tarifs hospitaliers des hôpitaux doivent être inférieurs à une valeur de référence déterminée. Tous les hôpitaux qui respecteraient ces critères qualitatifs et économiques seraient autorisés à facturer leurs prestations aux assurances-maladie et au canton de domicile de l’assuré, indépendamment de leur emplacement. La Confédération ne définirait pas explicitement les sites des hôpitaux retenus.

Cette mesure conduirait à une spécialisation des hôpitaux. Grâce à l’augmentation du nombre de cas par groupes de prestations, la qualité et l’efficience pourraient augmenter. Cette spécialisation s’accompagnerait vraisemblablement d’une concentration des hôpitaux dans les zones fortement peuplées. C’est pourquoi les cantons devraient continuer à garantir la couverture en soins dans leur région. S’il existe suffisamment de fournisseurs de prestations dans une distance raisonnable – dans ou hors du canton – il n’y aurait pas de raison pour que le canton prenne des mesures. Sinon, le canton pourrait pourvoir à ce manque par le biais de l’instrument des prestations d’intérêt général. Ce faisant, la sécurité d’approvisionnement en soins régionale, ainsi que l’optimisation au-delà des frontières cantonales seraient garanties.

Peurs liées à la densité

Depuis 1995, le nombre d’habitants est passé de 7 à 8,5 millions en Suisse, ce qui correspond à une hausse de 21,5 %. Le seuil des 9 millions devrait être atteint fin 2023 d’après les pronostics actuels de l’Office fédéral de la statistique (OFS) et en 2035 ce chiffre devrait avoisiner les 10 millions. Cette croissance est en grande partie due à l’immigration, qui est généralement difficile à estimer : les prévisions actuelles de l’OFS semblent plutôt «optimistes» au vu de l’intensification de la concurrence internationale pour les travailleurs (voir Comment dépasser les obstacles à l’intégration ?). Cette institution a généralement tendance à sous-estimer l’immigration – et veut éviter cette erreur à l’avenir. Il est tout de même judicieux de s’intéresser à l’avenir d’une Suisse à 10 ou 11 millions d’habitants.

Au vu de ces chiffres, ceux qui craignent l’inévitable disparition des dernières zones vertes du Plateau et la menace qui plane sur les zones alpines non construites devraient s’essayer à cet exercice de gymnastique intellectuelle : en remplaçant Zurich par New York, Bâle par Londres, Berne par Berlin, Genève par Paris et Lugano par Barcelone, la Suisse atteindrait les 24 millions d’habitants rien qu’avec ces métropoles dynamiques du monde occidental. En y ajoutant les 5 millions de Suisses qui vivent actuellement dans d’autres régions – et cela sans expansion supplémentaire sur le Plateau et dans les Alpes – mais avec un aménagement du territoire urbain intelligent (voir figure), on arriverait à 29 millions d’habitants.

La question n’est donc pas de savoir si la Suisse pourrait supporter 10 ou 11 millions d’habitants, mais comment organiser cette densité plus élevée. Il faut admettre que notre pays ne part pas avec les meilleures conditions préalables : le fédéralisme à petite échelle (26 cantons) et un peu plus de 2200 communes avec une grande autonomie, ne facilitent pas une planification cohérente en espaces fonctionnels. Les frontières intercantonales et intercommunales ont beau ne pas avoir d’importance dans le quotidien des pendulaires, elles sont bien présentes quand il est question d’aménagement du territoire et d’urbanisation. Toutefois, l’exemple l’illustre bien : les limites des capacités sont sensiblement plus éloignées que ce que l’on pense.

Âge de la retraite fixe

Lors de l’introduction de l’AVS en 1949, l’espérance de vie restante à 65 ans était de 12,4 ans pour les hommes et de 14 ans pour les femmes. En 2018, ces chiffres sont de 20 et 22,8 années – et de nombreuses en bonne santé. Cette hausse significative de la période durant laquelle la rentre sera perçue n’est pas le seul changement. Les parcours professionnels sont devenus plus irréguliers et la «vraie» entrée dans le monde du travail est retardée face à la tertiarisation croissante des niveaux de formation. Dans ce contexte, l’âge de la retraite fixé à 65 ans depuis 1949 semble anachronique. Celui-ci réduit les options des employés et employeurs.

Une large flexibilisation, ainsi qu’une orientation de la valeur de référence sur la durée de la vie active et non sur l’âge absolu, serait opportune. Cette dernière mesure permet de contrer l’argument selon lequel une hausse de l’âge de la retraite n’est pas supportable pour les personnes qui ont un travail physique très dur. Un maçon ayant commencé sa carrière à 17 ans déjà recevrait une rente standard à 62 ans, après 45 ans de vie active. Un étudiant qui entre seulement à 25 ans dans la vie active devrait travailler jusqu’à 70 ans. La rente standard serait augmentée ou baissée de manière proportionnelle, en fonction de la durée plus ou moins longue de l’exercice d’un travail. Une limite supérieure n’est pas nécessaire, la limite inférieure devrait être fixée à 40 années de cotisation.

Afin de tirer pleinement parti du potentiel de ce système, il faudrait changer la perception qu’ont les employeurs des collaborateurs plus âgés. Les goulets d’étranglement à venir sur le marché du travail dus à la vague de départs à la retraite mèneront au mieux automatiquement à un changement de perspective. Des possibilités de travail à temps partiel pour des personnes plus âgées sont tout aussi nécessaires que des changements dans le 2ème pilier pour fixer des taux de cotisation indépendant de l’âge, afin que cette catégorie d’âge ne soit plus artificiellement taxée. De cette manière, la limite difficile à passer des «65» deviendrait une transition plus douce, pour le bien de tous.

Caisses de pension liées à l’employeur

Actuellement, les employeurs sont tenus de trouver des solutions de prévoyance pour leurs employés. Cette approche paternaliste ne correspond pas à la conception de citoyens responsables et autonomes. Ce système ne tient pas non plus assez compte des parcours de vie individuels et des préférences des travailleurs. Le couplage de la caisse de pension à l’employeur n’est plus adapté à notre époque. Celle-ci devrait être liée au travailleur et pouvoir être choisie librement. Cela permettrait d’élaborer des produits plus fortement axés sur les besoins individuels des travailleurs. Résolvant également le problème de la multi-activité survenant de plus en plus fréquemment : toutes les données sur le salaire du travailleur (qu’il soit employé ou indépendant) iraient à la même institution, ce qui simplifierait la détermination du salaire coordonné et de la cotisation LPP.

Il y a certes des défis qui émergent en liant la caisse au travailleur : le libre choix de la caisse de pension, par exemple, pourrait rendre des mesures d’assainissement plus difficiles et le changement d’un modèle business-to-business à un modèle business-to-client pourrait faire augmenter les coûts en raison d’une publicité plus intensive et d’un service client individuel.

Par contre, il y a des avantages clairs à la concurrence libre : les préférences personnelles peuvent être prises en considération, la complexité des produits proposés diminuerait, afin d’être aussi compréhensible pour un large public, et la consolidation de cette branche fragmentée irait de l’avant, suite à quoi les coûts de la gestion (de fortune) diminueraient. Avant tout, la fixation du taux minimal de conversion au niveau politique, qui conduit depuis des années à de grands débats, deviendrait obsolète : le Conseil de fondation de chaque institution de prévoyance pourrait fixer le taux soi-même, afin de garantir des rentes durables à ses assurés. Les offres pas suffisamment attrayantes seraient simplement ignorées par les personnes actives.

Les limites du droit de participation

La Suisse est (à juste titre) fière de sa démocratie et du degré de la participation citoyenne. Cependant, ce dernier terme cache une vérité différente : dans une grande partie de la Suisse, les personnes qui ne sont pas naturalisées ne disposent ni d’un droit de vote, ni d’un droit d’éligibilité. Pour un pays qui compte 25 % d’étrangers, voire même jusqu’à 35 % selon les régions, ce n’est pas une broutille. Cela soulève une question centrale du libéralisme : quels droits de participation devraient avoir les habitants, qui ne sont pas forcément nés dans le pays (quoi que parfois ce soit même le cas), mais qui y habitent depuis longtemps et qui à leur poste de travail (parfois en tant que cadres) ou simplement par leur présence contribuent autant que d’autres citoyens à façonner le visage de la Suisse ?

La réponse à cette question se trouve déjà dans le mouvement d’indépendance américain : «no taxation without representation». Il est étonnant que des personnes qui paient des impôts depuis des années et qui, comme chaque Suisse, sont concernés par les décisions collectives, ne puissent pas participer au choix de construire une route de contournement ou d’agrandir une école dans leur commune. Les cantons de Fribourg, Neuchâtel, du Jura et de Vaud accordent toute l’étendue des droits politiques aux étrangers au niveau de la commune, c’est-à-dire le droit de vote, d’élire et d’être élu. Appenzell Rhodes-Extérieures, Bâle-Ville et les Grisons permettent pour leur part aux communes qui le souhaitent d’accorder des droits politiques aux étrangers (opting-in). Il est temps que les autres cantons leur emboîtent le pas.

Les versions originales en allemand des articles de notre série d’été «Dépasser les limites» sont parues dans une publication spéciale du magazine «Schweizer Monat».