En période de crise, les détails importants passent souvent inaperçus. Le 19 mars 2023 marque la reprise du Credit Suisse par l’UBS, organisée en urgence. La place financière suisse assiste alors à un coup de théâtre comme elle n’en avait plus connu depuis 2008. Depuis, on a beaucoup parlé, à juste titre, de l’échec de la réglementation «too big to fail». Un aspect n’a toutefois guère été abordé. Jusqu’à présent, seul un article de presse a évoqué un tabou unique en son genre : le Conseil fédéral a mis fin à des principes centraux de la politique monétaire suisse par le biais du droit d’urgence.

L’ordonnance d’urgence du 16 mars marque une rupture claire avec l’indépendance de la BNS. (Bibliothèque de l’EPFZ, archives photographiques).

Désormais, le Conseil fédéral dit à la BNS ce qu’il faut faire

Ainsi, un passage de l’ordonnance d’urgence du 16 mars rompt clairement avec l’indépendance de la BNS. Le Conseil fédéral se voit accorder un nouveau droit de donner des instructions à la BNS : «Le Conseil fédéral fixe le montant maximal que la Banque nationale peut verser, par groupe financier, au titre de prêts d’aide supplémentaires sous forme de liquidités.»

Visiblement, cette situation contredit l’art. 6 de la loi sur la Banque nationale (LBN) qui souligne que l’indépendance de la BNS est garantie par la Constitution : «Dans l’accomplissement des tâches de politique monétaire visées à l’art. 5, al. 1 et 2, la Banque nationale et les membres de ses organes ne peuvent ni solliciter ni accepter d’instructions du Conseil fédéral, de l’Assemblée fédérale ou d’autres organismes.»

Ceux pour qui l’indépendance d’une banque centrale n’est pas si importante pourraient encore faire preuve d’un peu de mauvaise foi. Il ne s’agit en effet «que» de fixer une limite. Toutefois, il n’y a pas de fumée sans feu. La limite imposée à la BNS par le Conseil fédéral s’applique en effet aux nouveaux «prêts d’aide extraordinaires sous forme de liquidités» (Emergency Liquidity Assistance Plus, ELA+) – et derrière ce concept se cache un tournant dans la politique monétaire suisse.

Les garanties de crédit exigées par la loi font défaut

Par le biais du droit d’urgence, le Conseil fédéral a baptisé l’ELA+ en tant que nouvel instrument de la BNS. Il est intéressant de noter que l’ordonnance du 16 mars 2023 ne décrit que la nouvelle compétence du Conseil fédéral en matière de directives ainsi qu’un «privilège des créances». Le point central n’est pas mentionné dans les nouvelles bases légales. L’ELA+ se caractérise en effet par l’absence de garanties de crédit. Cette information importante se trouve cachée à la page 4 du rapport explicatif.

Non seulement le Conseil fédéral peut décider du montant de l’ELA+, mais il «autorise» également la BNS à renoncer à des garanties pour ce nouvel instrument. Une fois de plus, une disposition centrale de la LBN est contournée par le droit d’urgence. En effet, la BNS est légalement tenue de n’accorder des crédits aux banques que contre des «garanties suffisantes». Dans les «Directives générales sur les instruments de politique monétaire» de la BNS, cette disposition est encore concrétisée en ce qui concerne les aides extraordinaires : «L’aide sous forme de liquidités doit être couverte en tout temps et intégralement par des garanties suffisantes».

Le 19 mars 2023, date désormais historique, on a tenté de gommer ce point délicat. Le choix des mots était astucieux. Il a été dit que l’on accordait «des prêts de trésorerie garantis par un privilège des créances». Toutefois, ce privilège ne vaut pas la peine d’être mentionné, il n’offre tout simplement aucune garantie (voir l’encadré à la fin de cet article). D’ailleurs, une garantie de crédit se caractérise par le fait qu’elle n’est pas concernée par la faillite du créancier (p. ex. un bien immobilier dans le cas d’une hypothèque). Le fait de considérer qu’un privilège des créances est une garantie relève d’une novlangue.

Monétisation des pertes privées

Le véritable tabou : l’absence de garanties pour les nouveaux prêts de liquidités de la BNS. Il ne s’agit pas simplement d’une limite imposée par le Conseil fédéral à la BNS, mais de l’essence même des conditions-cadres de la politique monétaire. Celles-ci ont été fixées ainsi pour de bonnes raisons. De nombreux arguments plaident en faveur du fait qu’une banque centrale ne doit prêter de l’argent à des banques privées que contre des garanties suffisantes.

Ainsi, une banque centrale doit certes garantir à tout moment l’approvisionnement en liquidités (fonction de «prêteur en dernier ressort»), mais elle ne doit pas pour autant prendre un risque de contrepartie global vis-à-vis d’une banque individuelle. Si elle le fait malgré tout, le risque qu’elle monétise des pertes privées est grand, car en cas de faillite, les crédits qu’elle a accordés devront être amortis.

D’un point de vue réglementaire et économique, il est donc clair que si une banque est dans une telle situation et qu’elle ne peut plus fournir de garanties, les possibilités d’une banque centrale indépendante sont caduques. Dans un tel cas, elle n’a pas la légitimité démocratique pour accorder des crédits supplémentaires. Le gouvernement et le parlement doivent alors intervenir pour soutenir l’établissement concerné avec des moyens fiscaux. Ce n’est qu’ainsi que les coûts éventuels pourront être comptabilisés ultérieurement de manière transparente dans le budget de l’Etat.

Bien sûr, la socialisation des pertes privées est une mauvaise solution. Toutefois, lorsqu’une situation comme celle que nous venons de vivre se présente et qu’il n’y a manifestement pas d’autre solution que l’intervention de l’Etat, il faut au moins éviter d’aggraver l’erreur. Saper l’indépendance de la BNS pour financer des sauvetages de banques via la planche à billets est une très mauvaise idée. Si la stabilisation de l’établissement concerné échoue, les coûts seront monétisés et la monnaie risque de se déprécier en conséquence : une manière extrêmement injuste et peu transparente de répercuter les pertes privées sur la société.

Le Parlement doit maintenant montrer qu’il a les reins solides

Voilà des réflexions qui ne sont ni abstraites, ni sorties d’une tour d’ivoire d’acteurs économiques, mais bien d’un groupe de personnes conscientes de la problématique à Berne. C’est pourquoi la Confédération a mis en place il y a un an l’instrument du Public Liquidity Backstop (PLB). Il s’agit de prêts d’aide extraordinaires sous forme de liquidités accordés par la BNS, pour lesquels la Confédération fournit une garantie de défaillance. Cela permet d’allouer correctement les pertes éventuelles via le budget de l’Etat.

Dans les jours précédant le 19 mars, tout semblait pourtant aller très vite. Certes, le PLB, qui n’avait pas encore été introduit, a été mis en vigueur en urgence, mais cela n’a manifestement pas suffi. Il a donc fallu créer l’ELA+. Actuellement, le Conseil fédéral a fixé la limite à 100 milliards de francs. Dans le pire des cas, la BNS monétiserait donc des pertes privées à hauteur de près d’un septième du produit intérieur brut suisse.

Le Parlement peut encore refuser l’adoubement de la démocratie face à cette rupture de tabou. Pour rétablir l’indépendance de la BNS et faire valoir les principes centraux de la politique monétaire suisse, il faut abroger les dispositions relatives à l’ELA+. Cette étape doit être compensée par une augmentation correspondante du PLB afin de continuer à garantir la stabilité financière. La garantie du risque de défaillance octroyée par la Confédération augmentera en conséquence. En effet, si l’on renonce à un financement caché par la BNS via l’ELA+, la garantie du risque de défaillance reflète un véritable risque pour le citoyen.

Il faut espérer que cette transparence n’aura pas un effet dissuasif, car ce n’est que si les milieux politiques annoncent la couleur en supprimant l’ELA+ et en augmentant le PLB que la séparation entre politique fiscale et politique monétaire exigée par la Constitution pourra être rétablie. Le Parlement doit maintenant montrer qu’il a les reins solides. L’enjeu est de taille. Ce qui est en jeu, ce n’est rien de moins qu’une banque centrale indépendante et donc la confiance dans le franc suisse.

Le privilège des créances, précieux pour les relations publiques politiques, sans valeur d’un point de vue économique

 

Afin d’évaluer la «garantie» du privilège des créances prévu dans l’ordonnance d’urgence, il convient de passer en revue la situation étape par étape :

  • Si une banque est en passe de faire faillite, tous les dépôts bancaires privilégiés jusqu’à 100 000 francs sont payés avant même l’ouverture de la procédure de faillite à partir des liquidités disponibles. Dans la pratique, il n’y a toutefois guère plus de liquidités disponibles, c’est-à-dire d’argent liquide et d’avoirs auprès de la banque centrale. En effet, dans une telle situation, il est probable qu’une banque ait déjà épuisé toutes ses liquidités à l’avance.
  • Dans un deuxième temps, l’association Esisuisse interviendra en tant que responsable de la garantie légale des dépôts. Dès cette année, jusqu’à 8 milliards de francs seront disponibles. Les dépôts privilégiés non couverts par cette somme tombent dans la masse de la faillite.

Dans la procédure de faillite qui s’ensuit, les créances sont réparties en 3 classes de faillite :

  • Dans la première classe de faillite se trouvent entre autres des créances salariales et de caisses de pension des employés. Ces créances sont privilégiées.
  • Dans la deuxième classe de faillite se trouvent ensuite les créances des assurances sociales, les dépôts privilégiés qui ne sont pas couverts par la garantie des dépôts et les dépôts de prévoyance comme le pilier 3a (jusqu’à 100 000 francs). Ce n’est qu’après ces postes que les nouveaux instruments créés en urgence sont utilisés : d’abord les créances ouvertes d’ELA+ et ensuite celles du PLB.
  • Enfin, les créances non privilégiées tombent dans la troisième classe de faillite selon leur rang, c’est-à-dire que les créances prioritaires sont servies avant les créances subordonnées.

Les prêts de la BNS accordés dans le cadre de l’ELA+ n’interviennent donc que tardivement. Il faut en outre tenir compte du fait que, jusqu’à l’obtention de l’ELA+, une détérioration qualitative des actifs se produit sur le bilan d’une banque. Il s’agit en effet d’une aide supplémentaire exceptionnelle en matière de liquidités, qui n’intervient que lorsqu’une banque est déjà soumise à un stress énorme. Avant de recourir à l’ELA+, une banque tentera d’obtenir des liquidités de différentes manières :

Tout d’abord, elle vendra des actifs liquides. Ensuite, elle utilisera des actifs de haute qualité pour la facilité pour resserrements de liquidités de la BNS. En troisième lieu, elle aura recours à l’aide extraordinaire en liquidités (ELA) «normale» de la BNS, pour laquelle des garanties «suffisantes» doivent être déposées. Ce n’est que lorsqu’il n’y a plus de garanties suffisantes que les instruments non garantis ELA+ et PLB entrent en jeu en quatrième et cinquième série. Les actifs qui figurent encore au bilan sont donc illiquides et de qualité relativement mauvaise.